Et le paradis blanc ?

Lorsque j’ai créé ce blog il y a maintenant plus de 10 ans (et oui), j’avais un tout autre état d’esprit que celui qui m’anime à l’heure d’aujourd’hui. Mais, mais, déjà, il répondait à un instinct très ancré en moi, la conscience d’un absurde que Camus a si parfaitement décrit, et dont j’ai trouvé l’écho romantique dans la très belle chanson de Michel Berger, « Paradis blanc ». Le nom même de ce blog faisait référence, sans se cacher, à cette thématique de cet ailleurs loin de tout, loin des hommes surtout, où le silence et la solitude deviennent un oasis salutaire pour se ressourcer, pour réfléchir, pour se poser un peu comme j’aime à le dire très souvent.

La chanson de Berger débute ainsi :

Y’a tant de vagues et de fumée
Qu’on n’arrive plus à distinguer
Le blanc du noir
Et l’énergie du désespoir

Il n’y a pas si longtemps que ça j’ai traîné en ligne pour voir s’il y avait des interprétations inspirées de ce texte qui dès son commencement, affiche sa réelle thématique. Les divers commentateurs demeurent souvent dans un littéralisme très simpliste qui me consterne toujours, car mécanique et scolaire comme le ferait le robotique élève dans un processus analythique qui préfère la technique à l’art… Aucun de mémoire ne perçoit le désespoir tranquille, ou la désespérance mélancolique, au choix, de Berger. Personne ne prend le temps de remonter le temps, de replacer l’artiste dans son parcours, dans l’histoire de sa propre vie… « Paradis blanc » sort sur les ondes en 1990, deux avant la mort de l’artiste à l’âge de 45 ans. Prémonitoire, comme la chanson sublime et oubliée de Balavoine, « Partir avant les miens » ? Ou, comme je le pense sans pouvoir l’étayer davantage, la trace d’une usure sensible sur une belle âme, sur un noble esprit, qui aura cru aux grandes luttes, à la Justice, à ce bien qui naît dans la société humaine pour s’établir comme un but inéluctable, comme une destinée à accomplir ?

Le monde d’aujourd’hui est malheureusement la dénonciation de cette naïveté qu’il n’est plus possible de manifester, en partageant cette fausse croyance qu’est cet humanisme benêt, incapable de voir la réalité des horreurs qui déjà, bien avant l’an 2000 et la course folle de l’ultra-libéralisme, était pourtant un fait incontestable difficile à ignorer sans faire preuve d’une complaisance coupable. Je ne prétendrais pas, à mon âge moyennement avancé, d’une conscience précoce, d’un génie moral qui m’aurait éclairé toute mon existence. J’avais la gêne, ces moments de clairvoyance, qui me faisaient voir les toiles d’araignées dans les soubassements de ma perception, de ma réification du monde. Cette ironie qu’est la réalité, soit notre conception, notre confection personnelle, ce point de vue condamné à rester celui, tel le gardien de prison de Michel Foucault, confortablement installé dans sa tour panoptique, se retrouve embourbé dans son spectacle direct, se limitant alors à cette subdivision illusoire des rôles, cet arrangement très factice que devient l’univers limité à un périmètre cognitif particulièrement restreint. J’avais des alarmes puissantes qui souvent m’empêchaient de sombrer dans la léthargie morale, les plus puissantes étant les horreurs de la seconde guerre mondiale, mais surtout les deux bombes atomiques américaines larguées sur des « objectifs » civils. La différence notable entre les deux étant la différence de traitement : car la frappe nucléaire américaine est validée par les livres d’Histoire, elle est citée, acceptée, peu discutée, adoptée comme une solution viable et justifiée, ce qui rajoute à l’abomination un dégoût et une indignation qui encore aujourd’hui me hantent chaque jour qui passe. Après, peut-être que les livres d’Histoire d’aujourd’hui font le taf, je ne me réfère qu’à mon expérience d’écolier… mais dans ce narratif qui chaque jour se veut très, trop, complaisant avec l’allié américain, je n’ai guère d’espoir.

Des millions de juifs exterminés dans des conditions qui toujours me feront venir les larmes aux yeux est un crime contre l’humanité, sa déplorable, sa détestable, son horrible, quintessence. Mais 200 000 japonais atomisés ou rongés par les radiations c’est une performance dans l’abomination, dans l’efficacité mise en oeuvre dans l’horreur qui à la fois me révolte et me sidère. Dans les livres d’Histoire, à défaut de justice, impossible à obtenir, il est traité avec sérieux et justesse du cas du peuple juif, une balafre sur le visage de moins en moins souriant de notre société « européenne ». Par contre jamais les actes de l’Oncle Sam ne sont considérés comme des crimes contre l’humanité, même ceux plus récents qui ont eu lieu en Irak. Et pourtant, pour revenir à Nagasaki et HIroshima, à l’instar du conflit qui a lieu actuellement au proche Orient, il y a les mêmes paramètres : objectifs civils, violence barbare, dévastation, cruauté… gratuité même quand on considère, un instant, la situation du Japon quand les deux bombes font leur triste office. Nous avons donc, avec la Shoah un crime contre l’humanité, avéré, reconnu, identifié, déploré, expliqué, clarifié… et pour les deux villes japonaises un acte de guerre qui en soi (car « de guerre ») justifierait son horreur intrinsèque.

Souvent, quand j’essaie d’expliquer mon point de vue à mes contemporains, si loin de mes vaines considérations existentielles, je dis sommairement que le monde dans lequel je vis depuis mon enfance est celui où on a balancé deux bombes atomiques sur des innocents de manière totalement gratuite et cruelle. Généralement, ça ne suscite qu’un intérêt poli ou mieux, une indifférence immédiate, un peu comme si quelqu’un déclare ne pas supporter les mouches, ce qui s’entend mais ni ne se discute ni ne mérite un semblant d’intérêt. Et pourtant, et pourtant… de la discussion sur nos sociétés démocratiques qui se veulent l’apex d’une évolution systémique progressant constamment dans la recherche du bonheur général, ce point est essentiel. Ignorer l’horreur de Nagasaki et d’Hiroshima c’est construire sur un bourbier moral qui ne peut que ruiner la construction finale. C’est ignorer qu’il y a quelque chose de pourri au royaume du Danemark.

Je suis la discussion médiatique sur le conflit israélo-palestinien avec une sidération qui ne cesse de s’alimenter au fil des échanges, au fil des questions, au fil des constats comme des indignations. Une sidération qui tient davantage du dépit que de la stupeur… Un bel exemple, la lutte sémantico-morale sur la graduation, sur la hiérarchie entre le crime de guerre et l’acte terroriste. Oui, je sais, derrière ce fin distingo, l’enjeu est comme toujours la désignation d’un autre à haïr, d’un camp à choisir, d’un ennemi à combattre et d’un allié à soutenir. Hier, j’entendais le score du match perpétuel de ce sport intensivement pratiqué qu’est la guerre, la violence brutale, armé, léthale, appliquée comme seule ressource dans la gestion des conflits interhumains : 100/3000. Je sais, c’est brutal également de ma part de parler ainsi, de réduire les êtres à des nombres, et j’abuse un peu pour provoquer la consternation de l’être éveillé qui me lira. Pourtant comme le répètent souvent les intégristes du libéralisme décomplexé, « les chiffres ne mentent pas » et si, personnellement, il m’est impossible de choisir un camp sans condamner l’autre, je n’ai plus que cet indice pour mesurer l’horreur des choses, la violence des actes.

Je vis depuis ma naissance dans un monde où « Y’a tant de vagues et de fumée / Qu’on n’arrive plus à distinguer / Le blanc du noir / Et l’énergie du désespoir ». Depuis ma naissance, je subis les ricaneurs et les réducteurs de point de vue, ceux qui ont tout compris en deux trois formules souvent aussi cruelles que désinvoltes, aussi connes que moralement détestables. Il faut discuter des choses pour en saisir les contours sans se laisser abuser par une silhouette conditionnée par la pauvreté d’un point de vue qui n’est souvent qu’un instant T, aussi fugace que fragile. Prendre le temps de réfléchir, de considérer les choses, pas aussi longtemps que ça par ailleurs, mais ne pas sombrer dans la facilité des émotions instrumentalisées, commanditées presque, par ceux qui toujours n’ont que cette stratégie bête et effrayante de diviser pour régner, en agitant les bas-instincts, en intimant de choisir un camp avec un surplomb moral sans aucune légitimité à le faire, par ailleurs.

Une chanson en répondant à une autre, j’ai envie de citer « Liebe » de Laurent Voulzy qui définit mon humeur ce matin…. « Quelle idée pomme / Chanter l’amour des hommes / Paix sur la Terre / C’est râpé / C’est du gruyère »… Mais comme souvent avec Voulzy, c’est tendre et c’est doucement romantique et léger, au milieu des vagues et de la fumée, ça fait comme un oasis, comme une zone arctique dont j’ai résolument besoin pour ne pas désespérer à mon tour.

Coeur de verre
On peut tout me voir à travers
Que je suis naïf et que j’espère
Des baisers bleus pour l’Univers

Ris, rieur
C’est ma chanson mon lieder
C’est ma Blédine d’enfant de chœur
Paix sur la guerre, paix dans les cœurs
Lieber Mann
Liebe Frau

Comme rien faire,
Comme dans l’eau tu jettes une pierre,
Comme y a une reine d’Angleterre,
Rien ne sert à rien dans l’Univers

Pourtant, elle, d’Allemagne,
Elle m’écrit, elle me réclame
Une chanson douce comme une palme
Paix sur la guerre, paix dans les âmes

Comme elle est conne cette prière chewing-gum
(Liebe nur um zu lieben)
Quelle idée pomme
Chanter l’amour des hommes
Paix sur la Terre
C’est râpé
C’est du gruyère
Du gruyère

De la religiosité

Je n’écris pas assez souvent sur ce blog mais il est de moins en moins évident, maintenant que j’ai cédé à mes ambitions créatives, de trouver du temps pour m’adonner aux douces joies de l’écriture récréative. Ce ne sont pas les sujets qui manquent, encore moins l’inspiration, simplement le processus d’écriture est devenu pour moi plus facile, plus fluide, ne nécessitant pas une discipline particulière… Je me faisais la réflexion, il y a quelques jours, que l’écriture ne se nourrit finalement pas des lectures, mais bien d’une certaine structuration de la pensée. Pensée qui ne s’épanouit que par le ferment des mots dans un grand jardin mental, psychologique, qui lentement prend forme puis s’agrandit au fil du temps. J’en suis à muser souvent dans ce labyrinthe végétale, neuronale, où de manière chtonienne, à comprendre dans un sens hiérarchique et non dans une connotation un brin religieuse (sujet du billet – oui, j’ai de la suite dans les idées), les racines s’entremêlent et se mélangent, composant son propre réseau, un véritable système que je suis incapable d’analyser ou comprendre, mais dont je reçois à présent les fruits généreux. J’avoue que je suis parti de très loin, de cette ambition il y a longtemps de m’éduquer, toujours tout seul, toujours par moi-même, et j’en savoure à présent les bénéfices. Ecrire n’est ni compliqué, ni difficile, ni complexe… c’est juste du temps, encore du temps, toujours du temps, à consacrer à un exercice nécessaire pour vivre vraiment, et ne pas se contenter d’être une machine cognitive toujours en boulimie d’informations, de sensations, de plaisirs. Je sais que le piège est de sombrer dans la mondanité, le cabotinage, la pédanterie, les affres faciles d’une intellectualité qui jouit d’elle-même. Il est important de signifier, dans ce monde de légèreté, dans ce monde où la superficialité se veut le paravent d’une candeur louable là où souvent il n’y a que vides abyssaux, le bonheur de la pensée, du recueillement, de la réflexion, de l’abstraction. C’est le rôle de ce blog, toujours et encore un journal intime à ciel ouvert, propos d’une hypocrisie revendiquée car jamais je n’aborderai ici la vérité de ma vie personnelle. Je m’amuse simplement de n’intéresser personne et de m’en sentir toujours un peu plus libre. Parfois, je me demande si quelqu’un pourrait trouver quelque intérêt à parcourir mes longs billets verbeux, mais dans cette société de ricaneurs, cette société du commentaire et de la pensée liminale, je n’ai guère l’illusion d’une quelconque âme sœur. Depuis longtemps, depuis toujours ai-je envie d’écrire, je m’active pour l’écho qui comble le silence, pour ce sens qu’il faut quand même donner pour lui donner… sens.

Donc, la religiosité… quand je me demande ce que je pourrais écrire d’un peu intéressant, d’un peu profond, je ne trouve toujours que cette analyse des mécanismes que j’observe dans nos sociétés qui vivent, tranquillement mais sans rémission, leur décadence. Et en ce moment, s’associant à la verticalisation que j’ai évoqué dans un lointain et précédent billet, la religiosité revient en force dans la définition du monde. Il convient de préciser ce que je nomme religiosité… instinct, attitude, mouvement qui prêtent à conférer à quelque chose un aspect sacré le hiérarchisant au-delà de la possibilité de la moindre critique, de la moindre contestation. La religiosité, c’est bien d’affirmer qu’il y a quelque chose de divin, qu’il y a dans l’objet de la sacralisation quelque chose à adorer et à protéger de la corruption du commun. Le religiosité c’est bien l’établissement d’une caste de hiérophantes qui se font rempart entre les mortels de basse extraction, les barbares sans foi ni loi, et la chose à révérer. La religiosité de nos sociétés ultimes s’expriment dans la protection, la valorisation, l’ardente passion pour un panthéon d’institutions ou de concepts qui sont autant de nouvelles divinités qui ne peuvent subir la moindre contestation sans que la suspicion de l’hérésie ne pèse sur le contempteur. Ce panthéon se compose par exemple de la Science, la Démocratie, la République, la Constitution, le Droit, la Loi, la Liberté, la Vérité, et de manière connexe les corps institutionnels qui en assurent l’adoration soit la Justice, la Police, l’Etat, l’Education,etc. Nous sommes à ce point où une sorte de constat nous est imposé comme quoi nous serions à l’acmé des systèmes sociaux, avec une sorte d’architecture finale de nos modèles sociétaux.

Je suis tombé par hasard sur un film de SF avec Adam Driver (mais que fait-il dans cette galère ?) qui se nomme en VF « 65 – la Terre d’avant ». Le pitch est en lui-même assez bluffant… en bref, un homme (comprendre : un bipède en tout point semblable à nous) échoue sur notre planète 65 millions avant JC (enfin j’ai la flemme d’aller vérifier l’exactitude de cette convention chronologique, c’est l’idée !). Donc le pauvre gars dès le début du récit échange avec sa compagne dans un trip « les méandres de la classe moyenne prise dans les tourments des contraintes sociales et économiques », abordant subrepticement mais clairement la question du salaire comme élément notable d’une prise de décision qui va quand même le faire partir à minima deux ans loin de sa sacro-sainte cellule familiale dont il est le cœur battant (il ramène le pèze – l’argent ou l’Argent au choix). En fait, on dirait que ça se passe en 2096 mais non, c’était il y a 65 millions d’années avant, comme quoi l’être humain, l’Homme (qui a perdu de sa religiosité en ces temps d’émancipation et d’égalitarisme), ne peut que sombrer dans une sorte de boucle sociétale le condamnant aux affres de la société inévitablement, fatalement (fatus), productiviste. Après, j’avoue que ça m’a gonflé, autant ça finit par une boucle à la manière de la planète des Singes, le gars est le chaînon manquant, et 65 millions plus tard c’est bien la même m… qu’il a initiée provoquant la prochaine mise en orbite d’un bipède du futur qui va aussi s’échouer sur une autre planète d’une autre galaxie pour initier la perpétuation systémique, panspermie doctrinale faisant de l’exploitation et des inégalités sociales le seul destin potentiel d’une espèce humaine condamnée à se subir.

En bref, car je ne vais pas passer mon dimanche matin à gloser sur le sujet, sur ce constat d’une régression généralisée, d’un retour à la féodalisation que j’ai déjà décrit il y a quelque temps, j’aimerais tout-de-même, timidement, avec un brin de provocation, que je suis à la fois déçu et un peu atterré du manque de créativité sur le sujet de la structuration de nos sociétés humaines. Est-il à ce point là inenvisageable de concevoir une humanité débarrassée des travers du matérialisme, de l’égocentrisme, de cet hubrys puéril qui nous pourrit la vie en légitimant toujours les bas-instincts, les inégalités et les injustices, dans un fatras de compromis et de compromissions ? Une société humaine, dont l’ambition principale serait de veiller au bonheur général, à l’intérêt général, qui travaillerait de concert à créer un monde de justice et de paix n’est-elle qu’une fiction impossible ?

La sacralisation tranquille qui clôt tous les débats médiatiques dans une vision figée et mortifère des systèmes sociaux est à l’évidence une autre tactique pour tenir encore un peu des systèmes qui, sous la pression des injustices, du malheur et de la souffrance, appréhendent l’inévitable explosion. Et toute la cohorte des hiérophantes qui constamment viennent avec de biens artificiels vérités clore les discussions en imposant la censure, le silence, la bienséance, le Bon Sens, la Raison, la Sagesse, en imaginant au bout du bout imposer un narratif de plus en plus déconnecté de la réalité (à opposer à la Réalité) ne pourra sauver la construction sociale dont la base est de plus en plus sabotée par la corruption malheureusement généralisée, installée comme une artère principale, nécessaire à la continuité. L’abus de la sacralisation, la ferveur religieuse qui essaient d’imposer des concepts comme autant de fausses idoles à révérer, défendant de les contester, de les interroger, de les voir pour ce qu’ils sont, soit des outils malléables à notre disposition pour les réduire au rôle de murailles à une vision passéiste de la société humaine, ne finira que par l’émancipation. Ce qui prendra du temps, car nous sommes dans une ère de chimères ; jamais le mot apocalypse n’aura révélé de nos jours son sens véritable, qui est celui d’une « révélation ». Souhaiter l’apocalypse devient paradoxalement attendre de meilleurs jours, ce qui en soi, n’est plus une provocation, malheureusement… Imaginer un monde sans religion et sans religiosité m’irait très bien, personnellement.

Bon dimanche, jour du seigneur, un mot qui me tente par un dernier jeu de mots que je n’oserai pas (ne nous faisons pas, inutilement, de mauvais sang).

Le légal, le moral, et les IA

HIer soir, ma fille m’a invité à une séance spéciale, car unique, d’un film adapté du manga Psycho-pass dont je ne connaissais que le premier épisode, découvert en sa compagnie il y a quelques années. Initialement, c’était un devoir de père de l’accompagner, mais à l’arrivée ce fut une excellente soirée à découvrir un très bon métrage. Je me moquais intérieurement de moi d’être resté sur mon Akira, meilleur métrage de l’animation japonaise, car à vrai dire si le chef d’oeuvre de Katsuhiro Otomo conserve sa superbe, il est à présent, malgré tout, marqué par certaines thématiques qui étaient alors en vogue… il y a peu, avec mon beau-frère, nous évoquions tous ces films des années 70-80 qui tournaient autour de la thématique des pouvoirs psychiques. Alors que je m’interrogeais sur la disparition de ce type d’intrigue, il m’a rétorqué très logiquement que les films de super-héros avaient complètement tué l’intérêt potentiel pour ce type de prouesse… et oui, l’emphase, l’hubrys, encore et toujours, qui tonnent et claironnent en commuant le son doux des choses délicates… J’aimais pourtant toutes ces intrigues faites d’individus particuliers suscitant la convoitise d’organisations plus ou moins obscures, toujours secrètes, et qui finissaient en bonne conclusion par faire la démonstration dantesque de leurs capacités. Furie de De Palma, Mai the Psychic Girl, l’échiquier du Mal de Dan Simmons, La grande Menace avec Richard Burton dont la VF me reste toujours comme une intense madeleine, Scanners, et donc Akira… Alors, la menace, la chose dont on attendait l’émergence comme sorte de grande (r)évolution à venir, c’était l’esprit humain, échappant au carcan du corps pour se sublimer, se transcender, dans une forme d’énergie cosmique, immanente, omnisciente.

Le film d’hier m’a plu mais il m’a aussi fait prendre conscience qu’à présent c’est bien à la machine qu’on voue cette sorte de culte étrange. Je constate, autour de moi, dans les médias, cette fascination pour ce qui désigné comme une « intelligence artificielle », nourrissant autant de craintes que de fantasmes. J’ai toujours été un homme profondément romantique, en cela que j’ai toujours été exalté et profondément rêveur. Le paradoxe c’est qu’on m’a souvent reproché ma froideur et ma distance, parfois même mon manque de cœur… J’ai juste le défaut de me méfier de mes émotions comme il est sage d’identifier avant toute chose sa propre nature. Qui fait l’ange fait la bête… De cette tension s’est nourri mon caractère qui fait que si j’adore, je n’idolâtre jamais… Si j’aime, je ne le fais jamais à moitié, je ne crois pas aux compromis, ces zones grisâtres qu’en ces temps ultra-libéraux certains veulent nous convaincre de l’utilité. Je ne transige pas avec la morale, je ne crois pas, à l’instar de la vérité ou de la justice, qu’on peut la transformer en un artefact narratif. Au petit matin, quand chacun de nous se réveille, c’est aussi le rappel de ces anges et ses démons qui composent la cour que nous formons au fil de nos vies. Les regrets, les remords, les actes manqués, les actes moches, nous font compagnie et nous escorte jusqu’au bout. Il est possible de trouver une manière de s’en accommoder, le déni et la corruption tacite sont des solutions très accessibles. Personnellement, j’essaie juste de consciencieusement éviter que le sérail s’agrandisse par trop. Et pour cela, la première règle c’est de ne pas se faire entraîner par autrui. Ne pas forcément « penser » comme ce que je désignerai les systèmes nous invitent à penser. Considérer les choses, c’est déjà les considérer en partant de soi. Le souci étant souvent que nous ne prenons pas le temps de réfléchir à la sémantique, à la signifiance de ce que nous regardons. Nous utilisons des expressions, des conventions, comme autant de « prêt-à-penser » qui dès leur acceptation, dès leur utilisation, nous entraînent dans des logiques perverses et transverses. C’est le cas, à mon sens pour les « IA », un acronyme qui dès le départ, à l’instar du mot « dieu », impose une identité et un ensemble de valeurs qui ne permettent pas de considérer le sujet dans la crudité de l’idée première. Car oui, le mot est une idée identifiée, habillée, vêtue et parée pour être manipulée à l’envi dans la maison de poupées qu’est le langage, qu’est la pensée.

HIer soir, donc, après le film, ma fille me demanda, curieuse, expectative, mes impressions… qui furent bien entendu positives et enthousiastes. Mais immédiatement, je lui confiais que je doutais que le public de ce genre de programme saisisse la portée philosophique du propos qui est, à mon sens, une réflexion au niveau systémique de l’ingérence de la technologie dans le fonctionnement des sociétés humaines. En bref, dans le film, des IA rendent plus ou moins obsolètes l’intervention humaine par une forme d’auto-gestion dont l’impartialité est à la mesure du caractère inhumain et mécaniques des mécanismes mis en oeuvre. Il y avait des propositions intéressantes sur l’idée des lois, sur la religiosité qui naît d’une adhésion au scientisme (à ne pas confondre avec la science tout court), sur la soumission à la technologie proportionnelle à notre démission à vouloir gérer nous-mêmes nos existences. Le paradoxe c’est que je compte très prochainement utiliser les IA actuels pour mon travail, ce que ma fille voit d’un très mauvais oeil. Elle a tenté alors de me clarifier son point de vue en m’expliquant que pour elle les IA menacent le statut de nombres de travailleurs, en premier lieu les artistes. J’ai tenté alors en retour de lui expliquer que le problème n’est pas l’outil, car les IA ne sont que ça, des outils, mais bien le fonctionnement et la philosophie des sociétés ultra-libérales qui deviennent la norme. Le souci n’est pas l’outil, ne sera jamais l’outil, mais bien la manière dont la richesse produite est redistribuée ou au contraire, accaparée.

A la fin du film, le personnage féminin principal commet un acte profondément christique, courageux, voire révolutionnaire. Je dois dire que ça m’a emballé comme m’avait emballé, il y a plus de 30 ans de cela, la fin de Max et les Ferrailleurs de Claude Sautet. Ce moment charnière où un individu préfère son humanité, sa dignité, son intégrité, à la compromission qu’on lui propose. Je ne pense pas que ma fille ait mesuré l’invitation silencieuse à la révolte, je ne pense pas qu’elle ait discerné l’intelligence du propos… pas qu’elle en manque, au contraire, d’intelligence, à l’instar de ceux de sa génération… mais parce qu’elle est prise comme nous tous dans les rouages d’un systèmes qui ne nous donne pas le luxe de réfléchir vraiment, de considérer les choses dans leur ensemble. Le progrès dans le domaine des IA vient pourtant de nous forcer à faire ce boulot, au risque sinon de finir comme dans le métrage dans une société où mécaniquement tout est géré, et donc fourvoyé, perverti, par les maîtres mécaniciens. Étrange constat que nos sociétés, dénonçant constamment le manque grandissant d’humanité et de compassion dans les rapports humains comme sociaux, ne peuvent que se perdre dans ses promesses technologiques qui peu à peu, très insidieusement, échange la liberté contre le confort.

Comme un pacte avec le diable, c’est pourtant ce que nous sommes qui est en jeu. Il faut s’interroger sur le prix à payer, il faut considérer la duperie dans l’échange. Les IA ne seront que des outils si nous ne nous perdons pas dans une sacralisation excessive qui sert ceux qui veulent conserver le fonctionnement des systèmes à leurs bénéfices. Les IA seront nos maîtres si nous en faisons de nouveaux dieux, installant une théocratique technologique qui n’a besoin que de notre apathie et notre soumission tacite pour prospérer… dans tous les sens du terme.

La bande-annonce de l’excellent film vu hier, que je vous invite à découvrir :

Amour des Feintes

Triste nouvelle ce WE avec la disparition de Jane Birkin. Une occasion pour moi de lui rendre hommage en évoquant « ma » chanson française préférée, soit Amour des Feintes, chef-d’oeuvre du regretté Serge Gainsbourg. J’écoutais ce morceau la semaine dernière, version symphonique… en me disant que si c’est Jane Birkin qui chante c’est bien lui qui s’exprime, révélant beaucoup de l’homme qu’il était vraiment, derrière l’image chaotique qu’il affichait en permanence dans les médias. Un couple incroyable, des chansons sublimes, une personnalité foncièrement humaine et émouvante… Bye bye Jane B., tu resteras toujours une des plus chouettes icônes d’un passé chaque jour de plus en plus révolu…

Amours des feintes
Des faux-semblants
Infante défunte
Se pavanant
Cartes en quinte
S’édifiant
Le palais d’un prince
Catalan
Amours des feintes
Seul un can-
Délabre scint-
Ille au vent
Où l’on emprunte
Des sentiments
Le labyrinthe
Obsédant
Et comme si de rien n’était
On joue à l’émotion
Entre un automne et un été
Mensonge par omission
Amours des feintes
Des faux-semblants
Infante défunte
Se pavanant
Etrange crainte
En écoutant
Les douces plaintes
Du vent
Amours des feintes
Au présent
Et l’on s’éreinte
Hors du temps
Et pourtant maintes
Fois l’on tend
A se mainte-
Nir longtemps
Le temps ne peut-il s’arrêter
Au feu de nos passions
Il les consume sans pitié
Et c’est sans rémission
Amours des feintes
Des faux-semblants
Infante défunte
Se pavanant
Couleur absinthe
Odeur du temps
Jamais ne serai
Comme avant
Amours des feintes
Au loin j’entends
Là-bas qui tinte
Le temps
De ces empreintes
De nos vingt ans
Ne restent que les teintes
D’antan
Qui peut être et avoir été
Je pose la question
Peut-être étais-je destinée
A rêver d’évasion.

La brise timide d’un changement inévitable

Petit moment d’écriture, ce dimanche matin, car d’une part ça fait longtemps que je ne l’ai pas accompli, et d’autre part car nous vivons tout de même une période incroyable d’un point de vue sociétal et en conséquence sociologique. La sociologie, je l’ai découverte au moment de ma VAE (qui fut une expérience incroyablement enrichissante) et l’enthousiasme s’est lentement mais certainement mu comme un réflexe analytique. La logique marketing n’est pas compliquée à saisir, régulièrement une petite mode émerge, surfant généralement sur un outil technologique qui promet la sacro-sainte capacité à prédire et prévoir le comportement de l’acheteur potentiel, cette « cible » à la fois adorée et méprisée… mais la sociologie c’est abstraire, c’est s’abstraire, pour parvenir à une vision, à une conceptualisation, à une description plus fine et révélatrice des « choses ».

La sociologie, c’est une forme de mouvement philosophique qui se pare de l’intention scientifique. Je suis en train de me dire que je m’exprime encore comme un arrogant néophyte, l’éternel autodidacte qui prétend que tout est facile car s’abstenant, car s’émancipant, de toutes les hiérarchies et de tous les consensus établis dans les domaines qu’il a l’audace de braconner. Soit. Si je crois en une chose, c’est bien l’interdisciplinarité, qui permet de croiser une notion avec une autre, pour ne pas devenir captif d’un abus de polarisation. Exemple, la frénésie de l’étiquetage qui réduit tous les débats à des petites vérités qui ont une prétention de révélation, notamment par rapport aux individus. Un mal bien français par ailleurs, qui révèle le réflexe d’un ostracisme bien fermement ancré dans notre mentalité. « Complotiste », « extrémiste », « fasciste », « macronniste », « gauchiste », au choix, font que dès l’introduction vous savez à qui vous avez affaire et quel filtre apposer au discours que vous allez entendre ou lire. Personnellement, j’ai mis en place une sorte de méthodologie (bon, pour le coup c’est quand même respecter l’esprit de la sociologie) qui consiste à écouter ou visionner tout un panel de médias de tous les bords et de toutes les intentions. Déformation professionnelle, je passe mon temps à « décrypter », à « discerner » les éléments de langage soit les petits artifices manipulatoires des interlocuteurs. Je m’en amuse aussi, souvent. Car il y a dans le fond de ces pratiques médiatiques une profonde médiocrité qui limite les récits à des rhétoriques interchangeables et d’une incommensurable vacuité. La structure du propos est par ailleurs toujours la même, soit le problème, puis sa cause, son origine, son carburant, pour finalement délivrer la stratégie d’opposition, de résolution, de sauvetage voire d’accomplissement. Je n’aime pas sombrer dans la psychologisation, autre mal bien français, cependant il faut constater une sorte d’obsession pour l’identification d’un « mal » à l’origine de toute souffrance.

Tiens, il me vient immédiatement le concept de « République », avec sa majuscule, qui est souvent nommée, qui est souvent citée, comme une sorte de déité floue mais essentielle qu’il convient de protéger, d’adorer, de révérer, en n’oubliant pas au passage de prêter les mêmes attitudes aux hiérophantes qui se prétendent gardiens du temple. Quel mot, quel concept fascinant que la République… la démonstration même du caractère polysémique que le moindre terme induit. Il y a « personne » aussi… Je suis toujours subjugué qu’avec ce mot il soit possible à la fois de désigner une individualité comme une absence. Avec une telle ambivalence au niveau de la signifiance, comment voulez-vous qu’émerge du sens surtout quand les orateurs s’amusent à truquer les raisonnements pour simplement, pour perfidement, vous amener là où ils le veulent ? Enfin, personnellement, ils m’y amènent, je regarde un peu la déco, puis je m’en retourne dans mes pénates. Mais c’est fascinant, souvent révoltant, et je passe trop de mon temps à me scandaliser de tous les sophismes, de tous les syllogismes qui sont la manifestation évidente de cette période chaotique que nous vivons tous. La conclusion, malgré tout, après la phase d’agacement est bien dans la constatation d’un léger mais réel changement, profond, au niveau du public, de l’audience visée. Davantage d’esprit critique, davantage la volonté de ne pas se contenter de l’apparence des choses, de ne pas se cantonner au brillant du vernis pour gratter et découvrir ce qu’il y a sous la surface.

Donc, ce matin, discipline toujours, celle qui me fait multiplier les activités créatives comme culturelles. Ce blog n’est qu’un journal à ciel ouvert, un espace d’expression que je veux public car malgré tout confidentiel (je ne promeut pas ce site et je n’ai pas l’illusion de susciter l’intérêt d’un potentiel lecteur) et qui m’oblige à m’abstraire pour rester dans l’enclos rassurant et éthique de la pudeur élémentaire (je ne parle pas de ma vie privée, je l’évoque accessoirement – mes états d’âme sont politiquement très corrects). En bref, l’exercice est bien dans l’articulation « littéraire » de ma pensée, afin d’en constater la qualité d’organisation mais aussi de traitement de l’information. Avec cette volonté, cette intention, je me suis demandé de quoi je pouvais bien parler ce matin… tout ce que je lis, tout ce que je regarde, tout ce que je joue, tout ce que je fais, tout ce que je crée… j’en aurais beaucoup à dire, mais véritablement, ce qui m’a frappé ce matin en me posant la question solennelle du « sujet », c’est bien ce subtil mais pourtant réel changement que je sens actuellement dans notre société en souffrance.

J’avais écrit, il y a peu, un commentaire d’une vidéo Youtube où son créateur se lamentait de l’apathie générale. J’avais tenté en quelques mots de le réconforter en émettant l’idée que le changement, la volonté de changement, proviendraient surtout de la nécessité qui se précède trop souvent de la souffrance. La volonté politique de nos sociétés néo-libérale est à l’évidence la préservation d’un statu quo, rudement mis à l’épreuve en ce moment. Je pourrais passer des heures à écrire ou réfléchir, à disserter ou à gloser, sur le sens de certains termes ou certaines expressions. Là, c’est le fameux « statu quo » qui me fait sourire. Je suis de plus en plus fasciné par la tyrannie douce du langage, ou comment les individus se laissent emprisonner dans des logiques avec une réelle difficulté à les remettre en question. « Démocratie » par exemple, encore. Il y a peu, je m’interrogeais sur la possibilité de moderniser la notion (soit la liberté donnée au peuple de se gouverner par lui-même) en modifiant, en inventant un nouveau terme, qui ne serait plus fallacieusement connoté par ses origines étymologiques comme historiques (la démocratie grecque c’est quand même réduire le peuple à une élite aux dépens d’une majorité asservie). Processus complexe, processus intéressant tout de même, car il consisterait à démantibuler le mot pour en comprendre l’anatomie. « Démos » et « Kratos », le peuple (encore un mot si passionnant à analyser) et le pouvoir (qui induit une idée de violence car toute expression de pouvoir est violence faite à un autre), avec l’héritage d’une pensée grecque qui elle-même n’est que le substrat de cultures oubliées et déformées. Je crois de plus en plus qu’une véritable révolution sociétale n’est réellement possible qu’en opérant un travail méticuleux et sans volonté idéologique (le but n’est pas de dénoncer, mais bien de comprendre pour neutraliser… ou assainir) de remise en cause du lexique qui est le nôtre. S’il est possible de comparer le langage à l’utilisation d’algorithmes verbaux, les mots étant autant d’opérations complexes, alors le résultat ne peut être que trompeur si nous n’en saisissons pas la valeur réelle.

La question que je me pose ce matin, c’est bien celle de la « vérité » comme notion éthique du langage. Est-il raisonnable que « personne » soit aussi ambivalent, que « démocratie » et « République » puissent devenir des expressions dissimulant la réalité d’une autocratie organisée ? Nos sociétés se veulent l’apothéose (acmé) d’une évolution sociétale, une sorte d’accomplissement, mais peut-on encore se contenter de l’apparence des choses sans jouir vraiment de ce que les mots promettent ? Sur ce petit vertige existentiel et pseudo philosophique (restons sérieux, rien ne l’est vraiment – surtout pas mon blog… ceux qui me connaissent vraiment le savent d’instinct), il est temps de prendre un petit café en profitant de ma journée dominicale.

Good-bye Ryūichi Sakamoto

Bon, on fait une petite partie chill de Core Keeper quand votre fils vous apprend que Ryūichi Sakamoto est mort.

Que dire sinon que je rends hommage à celui qui a bercé mes oreilles de tant de belles musiques depuis que j’ai pris connaissance de sa belle existence et de son grand ouvrage avec son joli rôle dans Furyo (avec l’immense David Bowie avec qui, depuis encore, je l’ai toujours associé dans ma mémoire).

J’aurais pu mettre Forbidden colors, qui reste un thème magnifique et magistral, ou celui de Wurthering Heights, mais je préfère en ce moment « citer » Amore, du moins tant que le lien Youtube marchera :

Allez, impossible d’y résister, j’adore tellement cette version « trio » de Forbidden colors :

Battu par chaos ?

Un des modules de ce site m’a rappelé violemment, hier, que ça faisait plus d’un mois que je ne m’étais pas connecté. Beaucoup de boulot, une névralgie cervico brachiale qui m’a bien pourri la vie et qui n’est pas totalement réglée, et bien entendu le contexte social, économique et politique qui accapare beaucoup de mon attention. Alors ce matin, avant de m’y mettre, petit exercice sain d’écriture et de réflexion sur cette période à la fois passionnante et inquiétante de notre présent démocratique.

Depuis presque trois décennies, j’essaie de faire un peu de pédagogie sur le concept de la démocratie. Durant des années, je ne suis pas allé voter, à cause d’une petite anecdote qui avait fait sens… Chirac s’était vanté de sa légitimité avec son score au second tour face à JM Le Pen, et j’avais été à la fois dégoûté et contrarié de tant de roublardise. Dès lors, j’ai considéré le vote dans une démocratie représentative comme une vaste entreprise manipulatoire. Ce qui était né il y a longtemps de mon instinct, primal, de défiance et d’irrévérence, a évolué par la suite avec la progression de mon capital culturel. J’avais il y a plus de 30 ans l’ambition de comprendre ce monde, je ne voulais pas me contenter des réponses toutes faites, des idées préconçues, des a priori(s), des certitudes qui font que la plupart d’entre nous déambulent dans ce monde en se heurtant aux parois de la caverne davantage qu’en arpentant un chemin lumineux. Maintenant, alors que je vais fêter mon quinquanniversaire, j’y vois plus clair avec l’amertume, souvent, de ne pouvoir partager ma vision des choses. Hier, en discutant avec un proche, je me suis encore tu, et je l’ai laissé me régurgiter la paquet confectionné par l’arsenal médiatique qui alimente un narratif totalement décalé par rapport à la terrible réalité. Je n’ai pas agi par condescendance, ni par suffisance, et encore moins par lâcheté. Simplement, il ne m’est pas possible de détricoter, au fil d’une discussion, le tissu complexe d’une perception du monde complètement faussée.

Mon père est mort l’été dernier, un homme particulier avec qui j’avais une relation particulière. Nous étions loin du cliché de la relation qui tient du mentorat… mon père était un homme inspirant mais sans instinct paternel. Une de mes premières actions de ma vie d’adulte fut de comprendre et pardonner mon père. Grâce à ma mère, qui était une femme d’une générosité et d’une miséricorde magnifiques, j’ai pu le faire. Sans ses révélations, sans sa capacité à me confier les failles et les fêlures de mon père, j’aurais peut-être fini par lui tenir rancune de son absence, de ses silences, de son indifférence, de son désintérêt. Celui que je suis s’est construit dans l’ombre gigantesque d’un homme vraiment exceptionnel, à la fois immense et fragile. Il était taiseux, mutique, froid, campé dans cette élégance un brin affectée qui’il a malheureusement perdu dans sa vieillesse difficile. Le plus ironique dans tout ça, c’est que mes proches, mes enfants notamment, ne supportent jamais mes silences. Ce qui est rare pour eux était mon quotidien avec mon père.

J’aimais mon père, mais dès mon plus jeune âge, j’ai pris le parti de ne jamais lui faire de reproches, surtout celui d’être un mauvais père. Et pour cause, il ne l’a pas été, car en bien des choses il aura été généreux et présent… la caractéristique d’une génération qui vivant l’opulence, remplaçait le temps et la disponibilité, l’attention et le don de soi, par l’argent. Avec mon père je n’ai jamais manqué de rien… avec mon père j’ai toujours manqué de lui.

Un an avant sa mort, alors que des gens manifestaient en masse, pacifiquement, pour dénoncer les dérives du passe sanitaire, j’avais à peine effleuré le sujet avec lui au téléphone, qu’il m’a renvoyé, hystérique, une imprécation définitive : « Mais tu ne vas pas soutenir ces irresponsables !? ». Fin de discussion, raccrochage, moment de solitude personnelle, celle que j’ai vécu tellement de fois en sa compagnie. Tous ceux qui ont voulu me comprendre devraient déjà percevoir chez moi l’immense tristesse qui est née de cette distance, insoluble et définitive, entre mon père et moi. J’ai appris à me taire, à cacher ma révolte et ma colère, même si elles ont toujours été présentes en moi. J’ai appris à les juguler et à en faire un force, une source d’énergie. Mais avec la condition de ne pas m’égarer dans de vaines querelles. Malgré tout, toujours me reste l’aigreur du silence, la sensation de fuite qui naît toujours dans la tempérance. Céder à la colère c’est souvent sombrer dans l’hubris… Se garder de l’excès c’est ressentir la frustration de l’inaction.

Ces dernières années, j’ai énormément travaillé, et je ne parle pas seulement de cette hystérie productiviste qui fait les beaux jours de la propagande actuelle. J’adore bosser, j’en ai besoin, et la stimulation d’un quelconque maître d’oeuvre qui se prétendrait vital pour compenser ma turpitude ne m’a jamais été nécessaire. Je sais ce que j’ai à faire, et quand je ne sais pas, je me lance quitte à affronter des moments d’incertitude voire de solitude. Mais je parle aussi d’un point de vue réflexif et culturel. J’ai pris conscience, il y a quelques années, que j’étais moi aussi tellement la tête dans le guidon, tellement encouragé à faire n’importe quoi, à accepter n’importe quoi, que je me perdais, lentement, doucement, mais sûrement. Pour toute personne, il y a celui (ou celle) qu’on veut devenir, et celle qu’on devient. Je n’ai jamais pu rentrer dans une case, pas par désir de distinction, pas par puéril volonté de me sentir meilleur ou différent des autres. Je ne pouvais pas le faire, tout simplement. J’aurais essayé, j’aurais fait d’énormes efforts. Toutes mes réussites et tous mes succès, souvent notables, ne m’ont laissé qu’une impression amère. La sensation du nonosse en échange de la servitude. La vraie vanité qui se nourrit du regard des autres, souvent compensée, presque heureusement, par la dénégation et le mépris de ceux qui me refusaient les trophées. Dans cette société de la compétition permanente, c’est un peu ça le subtil piège : tout étant fait de croyances, c’est celui qui incante le plus qui souvent l’emporte. Les fameuses apparences, la tension permanente entre la posture et l’imposture. Le narratif. Vivre en société tient à mes yeux beaucoup à ça : choisir de participer, ou non, au narratif. J’ai longtemps rêvé, souhaité, attendu, ce moment d’échanges et de dialogue autour de tous les sujets qui font la vie. Presque toujours, ça n’aura tourné qu’à l’invitation à partager (ou non, encore), des certitudes.

Je suis paradoxalement un homme très heureux. Je sais, le dire, l’écrire, le prétendre, ça sonne toujours comme une incantation, une bravade, une prétention, voire une vanité de plus. Mais j’insiste, je suis heureux. Parce que ce bonheur repose sur des choses simples, sur ma capacité à m’émerveiller, depuis mon enfance, sur des choses d’une simplicité, d’une trivialité, affolantes. Le chant des oiseaux, hier après-midi, pendant que je bossais. Mes deux chats qui chahutent et me font rire. Mes enfants qui n’en sont plus, et que je prends plaisir à voir maintenant mûrir. Le ciel bleu, les arbres, la culture, la beauté des êtres que je croise, la bonté que je sens en eux, l’humanité vibrante qui à la fois m’émeut et me désespère souvent. Je vieillis, la majorité des gens que j’aimais sont morts, et pourtant jamais je ne me suis senti aussi vivant et en paix avec moi-même. Alors souvent, j’écris un commentaire sur les réseaux sociaux, puis au moment de l’envoyer, je l’efface. Ce n’est pas de la fuite, ce n’est aucunement de la lâcheté, je peux fièrement dire que ce qui se passe maintenant, je l’avais exactement prédit et annoncé. Et alors ? Je n’ai même plus envie d’avoir raison, je veux juste ne plus me perdre dans des batailles et des conflits inutiles.

Le chaos actuel est consciencieusement organisé. Il y a plus d’un an, j’avais écrit dans un commentaire que tout système vertical ne peut s’appuyer, à terme, que sur le contrôle et la répression. Après, ce qui me semble le plus absurde dans tout ça, c’est l’idée que cela puisse suffire et surtout, perdurer. J’écoute les analyses, ceux qui psychologisent, ceux qui préconisent, ceux qui prophétisent, et souvent ce qui me frappe c’est la difficulté de prendre de la distance, de s’abstraire de ses propres certitudes. Je me suis toujours considéré comme un homme romantique, au sens le plus pur du terme (sans le réduire à une vignette de stratégie commerciale), et je suis frappé par la volonté des forces dominantes à maintenir le peuple dans l’enclos des émotions et surtout par l’acceptation de celui-ci à l’accepter voire le souhaiter. Ce jeu dangereux de la manipulation, quand tu t’appuies sur les réactions pour contrôler ton interlocuteur. Dangereux car l’émotion fait naître parfois l’excès, l’acte inconsidéré, le moment de folie.

D’où le point d’interrogation à la fin du titre de ce billet du premier avril 2023 : « Battu par chaos ? ». Reste à savoir qui le sera, car comme le dit ce proverbe que j’ai toujours aimé car si poétique : « qui sème le vent récolte la tempête ».

Et mon esprit facétieux, et ce moi intérieur goguenard qui me glisse alors que j’écris ces lignes, d’écouter « Comme un Ouragan » de Stéphanie (de Monac’).

Je vous l’ai dit, je suis bien malgré moi un homme heureux.

La question de l’IA

Depuis quelques semaines, je suis très fébrile par rapport aux progrès de ce qui est appelé communément « IA » pour Intelligence Artificielle. Je ne reviendrais pas sur l’inflation (c’est à la mode) propre à l’expression… Peut-on désigner comme intelligence ce qui n’est pas conscient et libre de ses propres décisions ? Enfin, point de débat ce matin, juste l’enthousiasme à partager les opportunités des services à notre disposition. Oui, nous assistons actuellement à un changement majeur dans le processus productif et même créatif car ces outils vont simplement modifier solidement et durablement la manière d’appréhender le travail dans le tertiaire, si bien entendu le désastre écologique et la rareté des matériaux ne nous rattrapent pas d’ici là. Mais ne cédons pas ce matin au catastrophisme de bon ton, restons dans l’ivresse des jours aux lendemains certains, et faisons le bilan de ce qui est en train de nous arriver.

Je vais partir de mon cas personnel pour essayer de traduire le fond de ma pensée. J’ai choisi une activité solitaire, mais propre à ma nature, mes attentes, mes envies, mes ambitions, avec la pleine conscience de ce que cela signifiait d’efforts et de travail à venir. Pour tout avouer, j’ai plié mon mode de vie à ces ambitions en m’imposant une discipline plus que spartiate mais qui me rend heureux, pour tout dire. Cette discipline a pour but essentiellement d’entretenir voire d’améliorer mes fonctions cognitives ainsi que mes capacités manuelles. Malgré tout, étant constamment dans le stratégique et le prévisionnel, j’ai inclus dans mon calcul mon vieillissement et le déclin de mes capacités. C’est donc avec réalisme et peu d’illusion que je me suis lancé dans ma dernière et magnifique aventure, en me disant qu’il valait mieux des remords que des regrets et surtout, en répondant à ma nature et mon caractère profonds que j’aurais trop combattus durant de nombreuses années.

J’étais donc au stade de faire, et pour le coup j’ai bien fait car j’ai abattu un boulot considérable ces dernières années pour parvenir à créer la base de mon activité. En constatant que je devrais, à regret, ne pas pouvoir faire tout ce que je souhaitais, ne pas réaliser tout ce que j’avais ébauché. Je m’étais réfugié dans l’idée d’un process d’écriture testimonial, si j’ose dire… en bref, coucher par écrit toutes mes idées dans l’illusion rassurante (mais conscient de la potentielle vacuité de la chose) qu’un autre puisse un jour en trouver l’usufruit.

Et là, les IA.

A ce stade, il est important de bien comprendre un point qui me semble actuellement primordial et que peu ont noté. Il y a certes une révolution technique, mais il y a surtout un process qui va irrémédiablement avoir une conséquence majeure qui va être la protection forcenée et très limitative des droits de ce qu’on appelle la propriété intellectuelle. En bref, les IA de création se servent actuellement de toutes les créations d’autrui pour générer leurs résultats, car ces créations sont en libre accès sur la vaste terre de moins en moins sauvage qu’est le Web (enfin, le web grand public ; ignorer les abysses ne rend pas la mer moins mystérieuse qu’elle ne le sera toujours). Naturellement, les créateurs se voient spoliés et pillés par ces process, et si ces derniers n’ont pas la puissance systémique pour exprimer leur colère, les tenanciers des grandes franchises du divertissement le feront pour eux. En bref, les IA de création ne pourront, à l’avenir, qu’utiliser ce qui leur sera licencié (je ne parle pas de débarquage salarial mais d’acquisition de licence – je sais, en ces temps de confusion organisée, ça n’aide pas d’utiliser un idiome qui à mon instar, est d’un autre temps). Pour le dire plus clairement, les IA vont bientôt devoir faire avec les fils barbelés de la territorialisation de la propriété intellectuelle qui va s’accentuer, avec tout ce que cela induit à la fois de justice sociale et de pénibilité pour le consommateur lambda.

Ayant toujours été dans les deux mondes, celui prosaïque de la productivité bas du front qui ressasse sans cesse que le temps c’est de l’argent et l’univers un peu plus tortueux de la réalité artistique qui compose avec les humeurs et les envies, je sais que le premier a pris pour habitude de spolier le second. J’ai voulu, en mon temps, attaquer un employeur qui ne m’avait résolument pas rémunéré en proportion de l’apport de ma contribution au fonctionnement et surtout à l’enrichissement de sa société. Etant créateur de tout, de la forme comme du fond (il n’y avait que la réalité du service dont je ne pouvais invoquer la paternité), j’ai eu l’illusion un temps de pouvoir légalement en recevoir un juste usufruit (surtout que je parle d’un bon millier de messages publicitaires réalisés en print comme en ligne). J’ai finalement abandonné, conscient du changement drastique de la justice française qui a épousé de manière atroce la transition vers cet ultra-libéralisme qui n’en finit pas de nous rendre malheureux. Sur le fond, j’avais raison – de là à attendre de mes juges qu’ils penchent de mon coté plutôt que celui du bon camp actuel, soit l’employeur sauveur de l’humanité en soif de travail, je n’en avais pas la candeur.

Etrange pays que la France, si prompt à bomber le torse en se déclarant premier à défendre et promouvoir les droits de l’homme, tandis qu’en douce, derrière le rideau, l’exploitation est organisée et consciencieusement élaborée. En tant que créatif, je l’ai lentement et amèrement compris, ce qui m’a dégoûté, littéralement, du processus artistique et créatif en entreprise. J’en nourris encore un cynisme sain, ayant bouffé, des années durant, des champions du petit doigt levé et leur sens du beau et du bien dont la voilure était proportionnelle à leur culture, souvent nulle et dérisoire. J’en garde des moments anecdotiques savoureux, comme cette fois où j’expliquais à une jeune cadre qu’une bonne pub n’était pas forcément une pub « belle » mais bien une pub performante. Le plus risible, dans mon cas, c’est que j’ai fini par être plus pragmatique, et à mon sens efficace, que des décideurs résolument égarés dans leur ego là où il fallait penser « public » et « marché ». Je reconnais aisément qu’encore maintenant je reste schizophrène, à la fois cet homme stratège et rationnel, calculateur et méthodique, et cet autre plus désinvolte, romantique et fou. Le premier a rêvé d’un monde du travail organisé où la performance se situait avant tout dans la qualité de la pensée avant les manœuvres politiques et ce que j’appelle, un sourire en coin, « l’imposture de la posture ». Le second a compris que du premier qu’il pouvait en trouver un solide allié, ce qui m’a amené aux choix que j’ai fait ces dernières années et que je ne regrette absolument pas.

Surtout lorsque je me rends compte que les IA sont, dans mon cas, une pure bénédiction. Toujours, toujours, je me suis épuisé à produire, à écrire, à dessiner, à apprendre, à assimiler, à noter, constatant avec dépit que je n’avançais jamais assez vite, que c’était toujours la même montagne chaque jour à tenter de gravir, en espérant en voir peut-être, dans un lointain avenir, la cime. L’énergie, je l’ai toujours, c’est ma chance et ma richesse, chaque matin elle me pousse et me motive à aller de l’avant… et vas-y que j’y vais ! De toute manière je sais qu’un homme comme moi ne finit pas en chevrotant dans un fauteuil mais bien en cassant comme une brindille rebelle finalement brisée par le vent. C’est peu cher payé pour une nature sauvage que personne, ni même moi, n’aura fini par dompter. Mais il y avait quand même un peu de désespoir et de résignation derrière les humeurs lyriques. Depuis quelques semaines, je n’ai pas besoin de shoot d’adrénaline pour y croire et continuer, j’ai fait l’inventaire de ce peuvent me procurer comme assistance les IA et je suis littéralement enthousiaste et confiant.

Par exemple, je suis en train de planifier la suite de mon premier projet, et du coup, je suis en train de prévoir la manière dont je vais opérer pour que ces IA me mâchent l’essentiel du boulot. Attention, je ne dis pas qu’elles seront créatives, et que personne n’en ait l’illusion, elles ne le seront jamais. Elles ne peuvent que créer des patchworks en empruntant à d’autres, ce qui fait qu’elles resteront toujours dans l’opérationnel là où un créatif sera dans l’inspiration. Mais je perds tellement d’énergie et de temps à simplement préparer le boulot qu’elles vont simplement m’économiser un temps que je croyais irrémédiablement perdu, nécessairement sacrifié.

J’ai déjà réalisé un budget prévisionnel, je pense maintenant à m’atteler à des choses que je destinais aux archives. Contrairement aux mauvais augures, les IA ne sont pas un danger pour l’humanité, elles ne font que préciser ce qui est une certitude : il faut irrémédiablement changer la vision et la place du travail dans nos sociétés, dont les dirigeants, la pseudo élite politique, s’obstinent dans une idée passéiste et rétrograde, totalement obsolète. Nous produisons bien plus de richesse que les générations passées, parce que nos outils s’améliorent. La question n’est pas dans la productivité, qui a explosé, mais bien dans la répartition des richesses. Après, sombrer dans la rhétorique de la compétition de cette productivité, c’est juste applaudir et participer à un esclavagisme moderne qui font qu’une minorité se l’approprie. Et je le répète, je ne suis et ne serai jamais de gauche (et encore moins de droite) : je suis pour une société idéale où chaque citoyen participe activement et en conscience à l’enrichissement de la cité et par extension des autres, des siens. Je crois en la solidarité et la fraternité, et il n’y a pas d’avenir à refuser ou nier le progrès. Il y a juste à placer ces évolutions, ces grands changements, dans une volonté politique et même sociétale où le but n’est pas l’enrichissement des intérêts particuliers mais bien l’intérêt de tous.

Eschatologique

Qu’on me pardonne ce titre tragique et un poil ésotérique, mais m’interrogeant sur l’ambiance générale actuelle, du moins de mon petit point de vue d’être humain, accessoirement français, petite fourmi dans ce vaste monde, c’est ce qui m’a semblé le plus pertinent. Après, j’aime utiliser des termes où l’exagération le dispute à la dramatisation… mais oui, il y a comme un air de fin du monde ce matin, une fin du monde tranquille, paisible, qui vient tout doucement, en nous caressant la tête tendrement, histoire de nous pousser délicatement vers le bord du précipice en nous souhaitant, ironie ou délicatesse, bonne nuit.

Je reste toujours optimiste, c’est ma terrible nature, mais j’avoue que je constate, d’année en année, de mois en mois, de semaine en semaine, de jour en jour (j’arrête ici l’énumération du lexique calendaire), l’absurdité d’un système qui ne vit plus que pour lui même sans aucune véritable considération pour ses décisions les plus ineptes. Non, je ne parlerai pas ici de la retraite, ça me semble abscons de toute manière de reposer sur un principe qui lui-même vient d’un autre temps complètement révolu, mais bien du marché de l’énergie. Ce matin, levée matinale comme trop souvent, et je tombe sur notre monarque suprême qui semble découvrir l’aberration de l’indexation du cours de l’électricité sur celui du gaz. Il lui reste donc, avec quelques années de retard, à découvrir le fonctionnement inepte du marché en lui-même, qui fait d’un pays premier producteur en électricité au monde, la victime consentante, le sacrifice volontaire, d’une fiction aussi délirante que l’Europe. Tentons la métaphore… c’est un peu comme si les pays producteurs de pétrole s’engageaient à vendre leur or noir à un prix bas, sacrifié, pour que d’autres le vendent bien plus cher. Et oui, ça ne fonctionne pas trop comme ça, et encore, ma métaphore est encore imparfaite car il y a beaucoup à dire sur le coût réel de l’or noir, dont la valeur n’est pas relative au coût de son extraction ou de son transport, mais bien de sa valeur en considération de sa prépondérance, de son importance, dans nos sociétés énergivores.

Ce délire économique va avoir des conséquences terribles dans les prochains mois sur l’économie française, notamment les entreprises, qui vont voir les postes sur l’énergie exploser en termes de charges. Vraiment, je ne comprends pas comment une prétendue élite peut voir venir d’aussi loin l’iceberg sans se dire que la coque ne va pas aimer du tout l’impact. Alors nous avons la prévisible, pathétique et misérable, concentration des moyens de contrôle pour endiguer les révoltes logiques, mais… et après ? Opprimer pour contrôler, décourager, désespérer, c’est une phase qui, bien que révoltante et moralement méprisable, peut induire tout de même une forme de vision et de planification… mais détruire le tissu économique en faisant les choix les plus pyromanes et les plus insensés, provoque, du moi chez moi, une réelle sidération. Cui bono ? Je ne veux pas céder aux sirènes du complotisme (Davos n’existe pas) mais sommes-nous dans la triste réalité d’une complète xénocratie qui planifie tranquillement le pillage et la destruction de notre pays dans une totale impunité ?

J’attends depuis des années un sursaut, pas que du peuple sur lequel les commentateurs passent leur temps à vouloir balancer le fardeau, comme si la démocratie était véritablement en cause (quelle blague), mais bien du monde entrepreneurial qui reste un des poumons du pays. A force de s’entendre répéter que le pire ce sont « les charges salariales », trop lourdes, ce monde là n’a pas vu venir l’apocalypse énergétique. Il arrive pourtant, les boulangeries n’étaient que la première ligne à encaisser le choc, des scandales en chaîne qui font les beaux jours des commentateurs sans qu’encore une fois des mesures soient prises pour éviter les drames ou les faire cesser. On s’indigne, c’est facile et ça ne coûte pas cher, mais on sert le thé à l’invité en fronçant les sourcils, car de nos jours la révolte se veut toujours polie et jamais agressive.

Pourtant, nous y allons vers ce triste choix… celui qui consiste à respecter les règles ou les enfreindre. Mon récent billet s’intitulait irrévérence… je pense aux trois discours sur la condition des grands de Pascal. En même temps, je me demande si climatiquement, si écologiquement, il nous reste suffisamment de temps pour réfléchir et enfin agir. Le plus terrible là-dedans, c’est de constater le niveau de destruction et de malfaisance, littéralement nié par un narratif qui continue à fredonner le meilleur des mondes comme si nous y étions. Souvent, je dis à mes enfants que je suis déjà mort, ce qui n’est pas faux. J’ai passé plus de la moitié du parcours, je n’ai pas à m’inquiéter, personnellement, du monde que je vais laisser. Pourtant, quand je constate l’anxiété, la perte de repère, la candeur entretenue de la génération de mes enfants, je ressens une profonde honte. Je me rappelle une collègue de bureau, mère de deux jeunes enfants, il y a quelques années, quand j’avais osé publiquement dire tout ça… « Après moi le déluge », m’avait-elle répondu dans un rire. Choqué, atterré, je m’étais tu, ce qui n’est pas ma nature. Mais cet égocentrisme foncièrement coupable prend actuellement des proportions, provoque des conséquences, qui font de notre société des irresponsables destructeurs de monde.

Pourtant, je ne crois toujours pas dans les anathèmes voire les extrêmes. Non, le capitalisme n’est pas en soi mauvais. Le consumérisme non plus. L’erreur repose sur l’excès, sur cet hubris qui nous pousse à corrompre tous les principes que nous mettons en place pour faire fonctionner nos sociétés. Il est possible de mettre de la vertu et de la bienveillance en chaque principe ou système que nous créons. La faillite actuelle n’est pas le fait de nos idéologies mais bien des élites qui se prévalent pourtant, et cyniquement, d’une intelligence et d’une perspicacité sans cesse auto-proclamée et glorifiée.

Regarde-le ton monde, et dis moi, rien ne te choque ? La fable du prince, affalé sur son trône d’or, qui dit au pouilleux dans sa boue : « finalement, entre toi et moi, il n’y a pas tant de différence que ça. Humain tous les deux, coupables des mêmes vices, nous partageons la responsabilité de notre incapacité à discerner finement ce qui est bien et ce qui est mal ». C’est cette parole, accaparée, fausse et qui se veut incantatoire, qui est la cause de tout. Il est pourtant dangereux de penser que le pouilleux n’a que les mots pour s’exprimer, car c’est croire que le débat s’arrêtera dans l’arène de la parole, de l’expression, de la réflexion… avec le confort de se dire qu’on aura toujours en face un adversaire désarmé.

Eschatologique. Apocalypse. Crisis. Qu’il est amusant de constater combien ces mots d’origine grec ont vu leur sens dévoyé avec le temps. Il est peut-être temps de retrouver l’aletheia des philosophes grecs qui disaient que sans poursuite de la vérité, il ne pouvait y avoir de discours valables et respectables.

Irrévérence

Je suis malade, chose très rare, mais du coup ça fait quelques jours que j’attends, impatiemment d’aller mieux. Méthode Coué à fond les ballons, mais à vrai dire rien n’y fait. Je suis las et je n’ai pas cette énergie qui me caractérise. Alors je me dis que je vais aller bloguer un peu, histoire de.

Ce ne sont pas les sujets qui manquent… au rayon vidéo, j’ai été enthousiasmé par la nouvelle série de Nicolas Winding Refn, Copenhagen cowboy que je recommande chaudement. Affalé sur mon oreiller à peu près toute la journée de samedi, j’ai bingwatché (dévoré) la série en m’extasiant souvent sur les choix de réalisation. J’avais maté la veille the Pale blue eyes de Scott Cooper que j’ai trouvé remarquable mais pas autant que son Hostiles qui m’avait subjugué quelques années avant. Hier soir j’ai fini Peacemaker sur Prime du trublion James Gunn que j’ai, bien malgré moi, beaucoup aimé. Partant d’une critique négative soulignant la vulgarité du propos (des mots gros) et de la forme (du sordide à la pelle), je n’ai vu pour ma part que du James Gunn. Du coup ça me donne l’envie de découvrir son Suicide Squad que j’ai boudé à l’époque en raison d’un agenda bousculé. Il y a plein de petites péloches qui m’emballent régulièrement, dont personne ne parle vraiment, et que je pourrais à terme mettre en lumière dans des productions Youtube (par exemple, Long Week-end sur Prime que j’ai découvert après avoir acquis son remake, ou Shimmer lake sur Netflix que j’ai croisé dans les recommandations tout à l’heure). Enfin, vu le boulot qui m’attend cette année, je ne vais pas commencer à trop m’en demander.

Au rayon politique… comment dire ? Hier matin il y avait l’édito du Monde Moderne animé par l’excellent Alexis Poulin qui était dans un état presque dépressif en considération de l’apathie généralisée. Je continue mes commentaires assassins quand je vois de la propagande honteuse mais je comprends que certains aient la tentation de baisser les bras. Plus que jamais, il faut sortir des illusions de la Khimairacratie qui renvoie à un de mes récents billets. Il y a dans notre beau pays (sisi) cette vanité d’un passé glorieux comme si nous étions tous issus d’un peuple et d’une culture dont la nature combative et vertueuse ferait partie intégrante de notre ADN. Se croire ou être, nous y sommes, et dans les faits il faut bien convenir que ce n’est pas très glorieux.

Au rayon philosophie du pauvre (ce n’est pas un crime de ne pas être riche non plus), en écoutant la chronique de Thomas Porcher commentant ce jour la réalité de la nécessité d’une retraite repoussée versus la réalité sociologique, un mot m’est venu que j’ai donc utilisé pour nommer ce billet : « irrévérence ».

Tandis que j’écris ces mots, mon fils m’envoient une suite de SMS pour me dire qu’il a commencé à voir Full Metal Jacket de Kubrick. J’en profite pour lui expliquer que dans presque tous les films de Kubrick, il y a une critique systémique et la dénonciation du processus de conformation. Et j’en reviens à ce que je veux écrire ce jour sur ce blog, soit la nécessité de l’irrévérence pour sortir de cette triste spirale. J’ai toujours essayé d’enseigner à mes enfants les vertus cardinales de l’irrévérence, sans jamais vraiment y parvenir. Ils sont insolents et ont développé leur propre personnalité, mais ils n’ont pas forcément le réflexe de tout discuter et de tout interroger. Rien de pire dans nos sociétés que ce réflexe d’obéissance, qui est défini comme une vertu par ceux que ça intéresse. Un paradoxe de cette société qui exige l’obéissance la plus extrême tout en encourageant les bas instincts les plus primaires. Ce qui nous donne cette société manichéenne où à longueur de temps des éditorialistes nous expliquent ce qui est bien ou mal, ce qu’il faut bien penser et surtout pas mal penser. Jamais nous n’aurons été dans cette sorte de monologue médiatique où les intervenants se succèdent pour appuyer la même idée avec le dogmatisme ou le petit doute nécessaire pour faire croire que vous êtes trop con pour ne pas avoir atteint leur haut niveau de conscience. Certains imaginaient un totalitarisme violent et autoritaire. Nous en avons un qui est à la fois condescendant et vicieux. De ce refrain constant du « ils sont trop cons pour comprendre ce qui est bon pour eux ».

L’irrévérence est pourtant le seul recours dans un monde où les règles sont écrites non pas pour rendre le jeu équitable mais bien truqué. Je pense à tous ces jeunes qui sont suffisamment intelligents, malgré le réel processus de médiocratisation, pour comprendre l’escroquerie. La vénération volontaire, travaillée, exigée, par nos élites, est maintenant à défier pour oser imaginer notre propre société autrement.

Un premier pas avant de rêver, peut-être, le reste du monde. Qui sera bien meilleur que ce qu’il nous est donné de constater à l’heure d’aujourd’hui, malgré les ébahissements des orateurs qui interprètent toujours tout comme si nous étions dans une sorte d’apogée civilisationnelle, là où il n’y a que décadence et corruption.