Logomachie

Une période compliquée, décadence oblige, et jamais cette guerre du mot, dont le titre de ce billet fait écho, n’aura autant pris d’ampleur dans ce qu’il convient de désigner comme le vaste champ du sophisme le plus pur. Quand j’évoque mon action en communication, j’aime souvent à préciser que le véritable terme serait la manipulation. Un terme qui possède une connotation très négative, bien qu’à mon sens la manipulation est tout aussi ambivalente que le reste. L’important demeure dans l’intention, le but poursuivi, et il est parfois plus rapide et plus adapté de guider quelqu’un dans la bonne voie plutôt que de lui expliquer le code de la route et lui faire pratiquer la conduite. Mais je ne serai pas non plus candide, si facilement candide, au point de dénier que la communication consiste en une vaste entreprise de manipulation dont les fins demeurent très libérales, même si c’est effleurer la litote avec un brin de légèreté. C’est étrange, à la fin, d’avoir connu ce destin professionnel juste parce que mon appétence à l’art et l’écriture m’en avait balisé la route. J’en garde de bons souvenirs, même si à présent je me sens chatouillé par des soucis d’éthique, voire d’éthos, qui régulièrement me font froncer les sourcils.

Il y a peu, je m’interrogeais à ce sujet, me demandant finalement ce que je pourrais bien faire à présent de la puissance de ces mots avec lesquels j’ai le don de jongler. Je me suis adonné à la rhétorique, et avec le temps j’ai eu mon lots de petites victoires. J’évite à présent les discussions trop animées, car contrairement à ce que certains croient, je n’aime pas dominer quand je pourrais convaincre. Je suis réellement fatigué par les disputes, pas par faiblesse de caractère ou usure des choses, juste que le fond me désespère. Rien de plus déprimant que de voir quelqu’un refuser de concéder quelques croyances, rien de plus décevant que de constater qu’il y a certaines limites qu’il n’est pas possible de franchir sans blesser ou humilier celui qui nous fait face. Nous vivons une triste époque, d’une violence verbale terrible, car les mots sont devenus des armes mentales, des balles morales, qui servent davantage à cribler les psychés qu’à les nourrir sainement.

Hier, un député s’en est pris à un autre en le traitant d’un nom d’animal qui a toujours symbolisé les bas instincts de l’être humain. En fond, un conflit terrible qui s’éternise avec son lot de massacres et de morts inutiles. J’ai écrit sur ce blog ma position à ce sujet, il y a quelques mois, et s’il faut le préciser, je déplore autant les victimes dans les deux camps que l’impossibilité d’une concorde. Je parle de camps, mais je me laisse abuser, moi aussi, par cette vision toujours binaire ou manichéenne des choses. Il y a des victimes et des bourreaux, les premières restants les jouets des seconds. Le camp du bien n’existe définitivement pas, il n’existera jamais tant que les actes révèlent la réalité de l’arbre qui en produit les fruits. Il est douloureux pour moi de constater à quel point, en quelques mots, avec un dosage savant de sophisme purement amoral, il est possible de justifier l’impardonnable. Il y a quelque chose de la psychopathie là-dedans, de la sociopathie même, quand les défendeurs de la vertu redéfinissent la violence comme un acte salutaire, voire pire, comme un acte de justice.

Une période, une époque, difficile, pour le dire plus simplement, moche. Un retour à la féodalité la plus violente dans un océan d’apathie. Le triomphe des escrocs qui jouissent que la majorité accepte que la parole et les armes de la justice soient à la disposition des plus forts. Le règne des nombres, avec constamment des études et des tableaux excel qui créent des vérités bien pratiques, quitte à s’arranger avec l’honnêteté la plus élémentaire. Tu n’as plus le droit de te sentir malheureux ou victime, tu dois reconnaître ton erreur voire ta condamnable inclination à te croire au centre de tout et à ne rien vraiment comprendre. J’écoute tous les jours des discours clairement hallucinés qui sont autant de syllogismes sans éclat. Tous les jours j’entends la petite querelle du bon mot, du juste mot, pour décrire l’horreur, pour l’attester, pour la contester aussi. Massacre, génocide, crime de guerre, acte terroriste, meurtre, assassinat, et son petit cortège d’euphémismes qui les camouflent : dégâts collatéraux, banalité de la guerre, triste sort de celui qui n’y était pour rien mais qui était là, victimes pas si innocentes que ça, à bien y regarder. Jamais les images n’auront été aussi claires, aussi nettes, aussi cruelles. Jamais les mots n’auront servi à laver le sang et la merde, jamais les valeurs les plus belles n’auront servi à justifier les choses les plus laides.

Il faut trouver des coupables, toujours. Ceux qui sont les plus impuissants et surtout les plus inaudibles, les plus silencieux, sont toujours aussi parfaits. Les pauvres, les démunis, les marginalisés du système, les oubliés de la mondialisation pour utiliser un aphorisme suintant le cynisme tranquille. Des pauvres gens, de toutes les religions, de toutes les origines, qui dans ce jeu brutal écope du rôle de victime. Il y a, toujours et encore, le triomphe de l’absurdité la plus totale dans tout ça, comme si la société humaine ne pouvait faire que ça à l’arrivée. Capables de donner du sens aux choses, nous sommes réduits à corrompre ce pouvoir pour en faire une machine à laver l’ignominie.

Une pensée pour les victimes, qu’elles soient juives, arabes, musulmanes, chrétiennes, asiatiques ou noires, tous ces adjectifs qui font oublier qu’il n’y a pas de races, juste une humanité, à la limite une espèce, qui devrait se faire corps dans une logique de saine fraternité. Nous sommes réduits à n’être qu’une masse « d’autres », une masse d’individus fragmentés, divisés, opposés, invités constamment à jouir de l’ego en faisant d’un monde commun notre petit monde à nous. Cette société moderne a inventé le supraconsommateur, l’individu qui ne perçoit le monde et tout ce qui le compose, notamment dans le domaine du vivant, que comme quelque chose à consommer, à consumer.

Et pendant que les commentaires sur des noms d’animaux suscitent l’indignation ou les quolibets, la guerre se poursuit, les morts s’accumulent. On nous dit que le conflit est importé ici… Ah bon ? Au contraire, je vois autour de moi des personnes conscientes de l’horreur de ce qui se passe, aucunement aussi manichéennes que les médias le racontent. Oui, il y a aussi ceux qui s’en foutent, parce qu’ils ne comprennent absolument pas les tenants et les aboutissants, et parce qu’ils sont autant déconnectés de ce qui se passe au proche Orient qu’en Nouvelle Calédonie.

Et les élections européennes qui se profilent pour nous faire croire à un enjeu démocratique qui camoufle la réalité d’une technocratie qui est tout sauf élue. Triste époque, décadence lente qui me rappelle les paroles d’une chanson de Julien Clerc et qui me fera une belle conclusion, montrant ce en quoi les mots sont le plus précieux soit la confection de la réconfortante poésie :

Comme une légende qui s’éteint, comme un grand peuple en décadence
Comme une chanson qui se meurt, comme la fin de l’espérance
Mon cœur volcan devenu vieux bat lentement la chamade
La lave tiède de tes yeux coule dans mes veines malades

Comme une armée de vaincus, l’ensemble sombre de mes gestes
Fait un vaisseau du temps perdu dans la mer morte qui me reste
Mon cœur volcan devenu vieux bat lentement la chamade
La lave tiède de tes yeux coule dans mes veines malades

Le coeur volcan : Paroliers : Etienne Roda-gil / Julien Clerc