La négation de la valeur ou la valeur de la négation

Je suis en train de benchmarker des solutions de paiements en ligne, mais d’un coup j’ai envie de revenir sur une vidéo que j’ai vue sur Youtube ce We, sur la chaîne Elucid (que je vous conseille chaudement), avec comme invité Yohann Chapoutot. Un échange passionnant que j’ai fortement apprécié pour la qualité des concepts et des idées déployés par YC. Souvent, quand j’essaie d’aborder la question de l’argent avec certains interlocuteurs, je tente toujours de rappeler que ce n’est qu’un moyen, un outil, dont la valeur ne se fonde que sur la croyance (ou l’adhésion) qu’il inspire. Et il y a eu ce moment, cette citation qui sert de titre à ce billet, « la négation de la valeur est aussi une valeur de la négation ». Bon, je ne pense pas que c’était la formulation exacte, mais l’idée c’est que l’argent est effectivement un système de désignation de la valeur… qui devient absurde quand cette valeur n’est plus déterminée dans un processus naturel de circulation des biens mais l’objet même, le but, du processus économique. Comment expliquer la folie actuelle sans admettre le caractère proprement névrotique de cette obsession, de ce fétichisme, autour de l’argent ?

Yohann Chapoutot fait ainsi le lien entre l’argent et le nihilisme, le premier servant de locomotive au second. Oui, c’est vrai, du moment que l’argent devient un phénomène qui s’affranchit des besoins pour devenir le symptôme d’une folie systémique, il n’est pas faux de penser que l’argent devient le symbole même d’un nihilisme qui ne poursuit aucun autre but qu’une perdition enfiévrée. Mais attention, l’idée n’est pas de nier l’intérêt et l’importance de l’argent ; il reste un outil, un moyen, à la fois utile et peut-être irremplaçable dans une logique de fluidification et de facilitation des échanges inter-humains. C’est juste qu’en amasser des montagnes, magiques ou spéculatives, ne crée que des richesses artificielles qui à la fois polluent et compliquent le réel.

Il y a actuellement un frémissement intellectuel, un désir profond de changement, et je sens qu’une réflexion s’est ouverte sur la question de ce que doit être nos sociétés humaines et surtout comment elles doivent, et comment elles ne doivent pas, fonctionner. C’est encourageant, même si je sais que j’ai toujours l’enthousiasme facile. Il faudra encore du temps et beaucoup de souffrances et de drames avant qu’une volonté de changement l’emporte sur l’apathie actuelle. Cette vidéo de la chaîne Elucid et les propos très éclairants de Yohann Chapoutot sont une base vivifiante qu’il faudrait donner à étudier (à digérer ?) à tous ceux qui essaient de comprendre le monde réel, qui ne souhaitent plus se contenter du narratif qu’on leur a infligé depuis leur enfance, les emprisonnant dans un monde de chimères qui les contient plus fortement que des barreaux bien réels d’une prison.

Si tu dis à un homme qu’il est libre, c’est la meilleure manière de l’aliéner, le temps qu’il comprenne la supercherie derrière une affirmation qui demande à être interrogée avant d’être consciemment acceptée.

L’émission sur Youtube, les derniers des hommes, le temps qu’elle restera sur ce réseau social, je sais qu’au fil du temps, les liens des billets passés disparaissent au rythme lent mais inéluctable de leur effacement, pour cause d’abandon des sites ou des chaînes. De la réalité d’un internet qui semble éternel mais qui ne peut exister que dans un intense et perpétuel recommencement… balayant le passé obsolète au rythme frénétiques des avancées de la technologie digitale.

Le chaos avant quoi ?

Terrible époque que nous vivons, un monde en changement, un monde en ébullition avec la sensation d’un écroulement que déguise de plus en plus difficilement un monde médiatique semblant déconnecté de la réalité. J’ai énormément de boulot donc je passe mon temps à gérer des micro problématiques mais hier ma fille me demandait pourquoi je n’écrirais pas un bouquin sur un des nombreux sujets qui me passionnent. Soit, je pourrais, je peux, mais c’est paradoxalement sur le sujet du langage que je souhaiterais m’appesantir. Nous sommes dans un processus manipulatoire tellement généralisé que ça ne cesse de me fasciner, tout en me révulsant, évidemment. Il faut dire que nous subissons des abus déclamatoires, incantatoires, qui à la fois dénoncent l’imposture et révèlent l’impunité. Tout a été organisé pour maximiser notre impuissance, grâce au moteur de notre adhésion tacite ou involontaire. Par exemple, l’invitation au dialogue qui n’est plus, depuis des décennies, qu’une méthode pratique pour désamorcer les potentielles crises. Nous sommes devenus, je parle de la France, un peuple bien éduqué, bien élevé, qui ne conçoit plus qu’agir en suivant des règles, fussent-elles ineptes et injustes. Cette propension à la soumission volontaire est pourtant un gage d’infamie pour ceux qui ont été élevés dans la gloire du passif révolutionnaire. Que restent-ils des gaulois réfractaires ? Ont-ils seulement exister ou ne sont-ils qu’une autre marotte symbolique qu’on nous récite pour nous faire rêver d’un passé magnifique au lieu de nous laisser grandir en nous faisant affronter la dure réalité du présent ?

J’ai toujours eu la mélancolie d’être un homme sans racines, pas que j’ignore les origines de mes parents et le parcours de mes ancêtres, mais je suis le fils d’un homme parfaitement adapté à cette société « liquide » que nous vend en permanence le monde libéral. Mon père était un homme brillant, capable et compétent, et il a bénéficié des avantages d’une ébauche de méritocratie qui a, un peu, existé durant les trente glorieuses, avant que nous vivions la phase actuelle qui consiste à reprendre ce qui avait été durement concédé. J’ai donc beaucoup bougé dans mon enfance, j’ai tenté de suivre un peu les traces du papa à l’âge adulte, mimétisme oblige et illusions inflige, avec toujours la sensation de n’avoir que la construction personnelle comme élaboration de mon identité. Il me revient une anecdote cocasse et cruelle qui démontre en la matière l’absence d’instinct paternel de mon auguste patriarche. J’avais, à la fin de l’adolescence, le réflexe d’indiquer que j’étais bourguignon quand on me demandait mes origines, d’où je venais… simplement parce que j’avais vécu quelques années à Mâcon, et que j’y avais été très heureux. J’avais aimé les paysages magnifiques du Macônnais, j’avais aimé les gens, notamment dans les villages, accueillants et généreux, j’avais envie de m’attacher, de me rattacher à cette partie du peuple que je sentais bienveillante et courageuse. Un jour, alors que mes parents reçoivent ceux de ma compagne d’alors, le père dit au mien que je suis donc bourguignon, ce qui est balayé par mon géniteur dans un rire à la fois plein de cynisme et de sarcasme. Cette dénégation m’aura beaucoup marqué, comme une sorte d’anathème qui m’envoyait la réalité en lieu et place du petit arrangement que je voulais faire avec les faits. J’étais définitivement condamné à n’être qu’un homme sans racines ni attaches, j’étais condamné à être ce nomade moderne qui fait du monde entier son refuge et son foyer. En bref, j’étais destiné à n’être qu’un individu de plus et à m’en faire à la fois la raison mais aussi la conviction.

Etre un simple individu vous oblige à deux choses principales, contraires et violentes. Vous ne pouvez être que celui que vous devenez et pas celui qui vient de quelque part. Il n’y a pas de passé, pas de mélancolie, il n’y a que la route qui se présente devant vous, à parcourir, jusqu’au bout. Enfin, vous obtenez la force morale de celui qui n’a rien à perdre que ce qu’il est vraiment. Ce qui entraîne la création d’un surmoi monstrueux qui vous dicte, jour après jour, sa longue liste d’obligations morales et intellectuelles qui vous imposent une manière d’être camouflant la réalité d’une survie. Je suis devenu l’homme que je voulais être, mais je constate que le monde qu’on me propose n’est qu’un vaste enfer à ciel ouvert. Je n’ai pas à m’en plaindre par rapport à mes congénères, liquide par décision parentale, je suis donc habitué à m’adapter et à survivre quelles que soient les épreuves, la fameuse résilience qu’on nous rabâche pour nous faire toujours plier davantage. Surtout, je me suis armé intellectuellement et culturellement pour affronter ce monde… j’y traîne souvent comme un carnassier dissimulant ses dents, car je sais que nous ne sommes plus en terrain neutre. La brutalité est partout, la violence légale comme sociale une triste réalité, il faut donc en permanence être prêt à rendre ce qu’on vous donne sans hésitation ni faiblesse.

Il y a deux jours, mes enfants m’ont fait une magnifique déclaration d’amour, qui m’a touché car je ne voulais pas, je n’escomptais pas, d’être père. Ils me témoignent la reconnaissance de leur avoir donné certaines armes pour s’adapter à la vie à venir, surtout ils peuvent juger à présent de la valeur des avertissements et des éclairages que j’ai tenté constamment de leur donner, au gré du temps et de leur croissance. J’ai appris il y a longtemps que l’art de la paternité consiste surtout à ne pas déformer un enfant avec son petit ego mais bien veiller à ce qu’il puisse grandir et évoluer en suivant sa propre route. Ce n’était pas évident de les encourager à devenir des citoyens tout en leur apprenant la défiance envers tout système qui vous contraint et vous oblige. Je sais combien il est difficile de vivre sans illusion, pourtant c’est la condition pour ne pas s’y perdre. Le monde d’aujourd’hui est un monde dont les chimères ne deviennent plus que de pâles silhouettes qui ne convainquent plus personne. C’est à la fois abominable et nécessaire. Nous arrivons dans une période de chaos qui débouchera sur un nouveau paradigme, qui ne sera d’ailleurs qu’un système aussi temporaire que terrible. Comme si l’humanité ne pouvait que toujours subir et endurer ce cycle entre désir de justice et écrasement par l’injustice. Douze mille ans que l’homme se rêve et s’invente pour toujours en arriver à ces déséquilibres flagrants, il y a tout de même la sensation, personnelle, d’une absurdité propre à la nature humaine, inéluctablement contaminée par sa tendance à la névrose décomplexée.

Même si je ne suis pas aussi vieux que ça, je sais que je suis davantage vers la fin qu’au début, et je sais qu’il y aura de nombreux combats à mener à l’avenir. Je me pose la question de les mener ou pas, en compagnie des générations futures qui vont payer durement tous ces mauvais choix, cet égotisme dégénéré qui détruit la nature et nous empoisonne tant le corps que l’esprit. Si je dois écrire, ce sera pour tenter d’éclairer ceux qui veulent être libres, car je crois toujours que tout est affaire de choix. Et à présent, tout est à faire ou à refaire, aussi. Etre sans racine m’a aussi inculqué ça : quand rien n’a de sens, à toi d’en créer, à toi d’en donner. Libéré des carcans des obligations de ceux qui ne songent qu’à accaparer à ton détriment, garde en tête que ce monde n’appartient à personne : nul n’a le droit de créer son bonheur en privant un autre du sien.

La règle morale simple que j’ai inculqué à mes enfants alors qu’ils étaient tout petits : tenter d’agir toujours avec bienveillance, en étant capable d’estimer la polarité de ses actions. Simplement, quand tu agis, si cela provoque de la souffrance chez autrui, c’est mal, quoi que tu te dises ou quoi que tu essaies de justifier. Il est plus que compliqué, naturellement, de toujours agir sans provoquer du tort… mais il convient d’en avoir la conscience et de ne pas en rejeter la responsabilité. Le chaos que nous vivons actuellement est la simple conséquence de la perdition morale qui caractérise un monde ultra-libérale qui déguise constamment les faits aux détriments des êtres. Il est important, plus que jamais, de revenir à une véritable justice sociale qui ne peut, par ailleurs, plus être imaginée ou voulue à la dimension d’une nation, mais bien à celle d’une planète. Plus que jamais, la France non en tant que petit pays cocardier mais bien en tant qu’idée d’un humanisme puissant a un rôle à jouer.

Non, pas cette France d’aujourd’hui, l’autre. Celle qu’il convient de ressusciter avant qu’elle ne soit plus qu’un rêve, une triste et décédée chimère.