Je fais une pause dans mes prenantes activités pour faire un petit point sur le changement de paradigme que nous ressentons tous à l’heure actuelle. Il est toujours difficile de considérer les choses avec abstraction, pourtant, il faut essayer d’y parvenir, sans se laisser embarquer par une sorte d’inertie irrépressible provoquée par l’adhésion, par la croyance, par l’acceptation, par la résignation parfois. Le monde change, et derrière ces termes, il y a tout une logique qui se met en place et qui redistribue les cartes. Notre pays, la France, n’est qu’une variable dans ce schème qui s’élabore peu à peu, jour après jour, et qui annonce de grands et terribles bouleversements.
Ce matin j’écoutais Régis Le Sommier s’exprimer sur l’échec de Poutine avec l’Ukraine. Je trouve cette vision des faits un peu simpliste, caricaturale, facile, et surtout très imparfaite. Comment définir, de nos jours, ce qu’est d’un point de vue géopolitique une victoire ou une défaite ? Limiter la réflexion sur ces deux possibilités c’est vraiment envisager le monde d’un point de vue naïf, car faussement définitif, faussement normaliste. Poutine et la Russie ont-ils vraiment perdu, ou sont-ils en train de perdre la guerre ? Est-ce, en soi, une guerre ? Oui, dans l’idée d’une agression d’une nation par une autre. Mais au-delà de ça, en filigrane, il y a toute une suite d’éclaircissements qui sont en train de se faire, notamment par rapport aux dépendances, par rapport à la réalité d’un pouvoir, par rapport à l’équilibre des nations les unes par rapport aux autres.
Si aujourd’hui certains voient dans l’attitude de Poutine un signe de faiblesse, un début de déclin, la réalité nous décrit surtout le rapprochement d’un bloc dont la configuration et la complémentarité dévoile déjà une supériorité économique indéniable. La Russie, la Chine, l’Inde, sont ainsi le nouveau Géryon qui fait de l’Europe la survivance d’un ordre ancien. Géryon dans la mythologie grecque est décrit comme « un géant triple », notamment vaincu par l’invincible Heraclès. Ce combat décrit une victoire par la force contre la force. Mais Heraclès restera dans le panthéon grec le seul hémithéos à avoir foulé le sol mythologique… en résumé, il est une exception, une anomalie presque, en tout état de cause une force inarrêtable, soumettant la nature et même les dieux (cf le dernier travaux et son affrontement avec Hadès) à sa volonté.
Face à ce Géryon qu’est le bloc précité, y a-t-il vraiment un Heraclès qui peut reproduire l’exploit ? Les Etats-Unis reviennent souvent comme attiseurs du conflit, selon l’idée acceptée et digérée que les guerres en Europe auront bénéficié à l’économie américaine, ce qui et indéniable. Mais la stagnation du conflit en Ukraine, voire le recul de la Russie, ne peut être interprété sérieusement comme une victoire. Ou alors à la Pyrrhus. Quoi qu’il advienne, l’artificialité de la construction européenne a surtout éclaté au grand jour, avec l’idée, pour encore utiliser la métaphore de la mythologie grecque, d’un tonnerre et d’un éclair sans la puissance de la foudre. Nous vivons, à l’heure actuelle, la confrontation de narrations qui veulent chacune redéfinir le monde pour le traduire selon sa vision. Jamais la question de la propagande n’avait autant pesé dans les débats avec la reconnaissance plus ou moins tacite de sa valeur stratégique dans la création et l’alimentation de croyances nécessaires à la bonne marche des systèmes. Ces croyances sont vulgairement qu’il n’y a pas de puissance sans fédéralisme, que les nations en tant que telles sont devenues soit obsolètes soit antinomiques à la compétitivité, que l’Europe peut peser dans le changement de paradigme mondial, que l’atlantisme est le seul rempart à ce changement de la balance des pouvoirs qui fait écho à un changement de statut des nations.
Le souci avec les croyances, c’est que leur existence, leur pérennité, ne résident que dans la réalisation plus ou moins permanente de ses effets. Et quand tout un fonctionnement systémique ne s’appuie que sur la circulation financière, elle-même le résultat d’une croyance qui a de plus en plus de mal à se corréler avec la réalité, le réel vient peu à peu parasiter les vérités provisoires pour dessiner un nouveau paysage, un nouveau monde, qui s’annonce à la fois effrayant et inquiétant… car virevolte finale à cette illusion d’un monde figé dans une sorte d’accomplissement idéologique et économique.
Nous sommes les pions dans une grande partie d’échec où les figures maîtresses bougent d’elles-mêmes, et ce serait encore bien naïf qu’il y ait simplement deux joueurs, face à face. Nous vivons la mondialisation dans sa concrétisation la plus redoutable, soit une entropie permanente et plus que compliquée à anticiper. Dans un monde où l’éthique est devenue une valeur secondaire ou pire, une faiblesse, il n’y a pas à compter sur la magnanimité ou la philanthropie. L’ambition des acteurs de cette partie, c’est bien la domination, la suprématie, purement et simplement. Et la base solide sur laquelle elles se réaliseront est simplement la réalité des ressources énergétiques et d’un potentiel marché plus ou moins autonomisé. En résumé, ce sont les dépendances qui vont définir les futures vassalités.
En France, nous assistons à une réelle et totale fracture sociale et il ne faut pas s’y tromper, sociétale. La croyance, une fois encore, est à la fois l’enjeu et le moteur des débats. Il y a une énergie de maintien qui tente de plus en plus désespéramment de contenir l’entropie inévitable d’un système de plus en plus dysfonctionnel. C’est une erreur, c’est une folie, de croire qu’il sera possible de contenir la violence et la colère populaire en lui opposant une sorte d’aveuglement illuminé. De cet autoritarisme un brin grotesque émerge un instant de survie qui se traduit par une politisation de plus en plus évidente des plus jeunes qui par la synergie des réseaux communicationnels s’amplifie de jour en jour. C’est amusant par ailleurs de constater la discréditation systématique des réseaux sociaux dans les médias, comme s’ils n’étaient que des places publiques nauséabondes et bassement populaires. S’il faut reconnaître la constante difficulté de la discussion démocratique, il faut aussi avoir l’honnêteté de constater l’éveil des consciences et l’acquisition de connaissances. L’accusation permanente de complotisme pour cataloguer perpétuellement toute opposition ou contestation ne suffit plus.
La partie d’échec est intense, à tous les niveaux. Le monde change. Nous en sommes à la fois acteurs et spectateurs, mais la multiplicité des sources d’information, l’accès jusque là inédit à des données de tout horizon, nous permettent aussi de ne pas subir une narration particulière. Au contraire, il faut les confronter pour en discerner les limites et les invraisemblances. Ou rester sur cette vision manichéenne du bien et du mal, des gentils et des méchants. Cette candeur, quoi qu’il en soit, ne peut perdurer que si les croyances subsistent, ce qui semble facétieux en cette période pour le moins apocalyptique*. Toutes ces crises sont autant de clarifications qui s’effectuent, qui se succèdent, nous demandant soit de nous maintenir dans l’illusion d’un statu quo ou l’acceptation d’une révolution.
*pas dans le sens de la fin du monde, mais du latin ecclésiastique apocalypsis, issu du grec apokalupsis : révélation divine.
Commentaires clos
Les sermons de minuit sur Netflix
Quand je suis sur une plateforme de SVOD je suis tour à tour perplexe, confus, puis découragé. Pourquoi ? Car la visualisation, par vignettes, des « produits » culturels, ne me procure que de l’image là où j’attends du sens, du conseil, du résumé, en bref, de quoi savoir ce dans quoi je m’apprête à me lancer. Je surfais donc nonchalamment ces jours derniers, quand je vis ce titre à la vignette peu inspirante. En cliquant un instant je vis quelques noms magiques ; d’abord celui de Mike Flanagan, puis celui de Stephen King. J’ai un grand regret en ce début d’année, de ne pas avoir vu Doctor Sleep que beaucoup de critiques ont fini par consensus à saluer, juste parce que j’ai encore commis l’erreur de me faire attiédir par une impression partisane avant la sortie du film (du genre « après Kubrick, c’est mort ») et parce que j’ai le réflexe, depuis l’adolescence, de me défier de tout ce qui est trop populaire/populiste… deux attitudes qui ont retardé souvent ma découverte de purs chef-d’oeuvres, bien que durant très longtemps, les préconisations de la revue Madmovies furent une boussole solide. Je trouve à présent, et de manière générale, dans la presse mais aussi sur le web, que la subjectivité prend trop de place – même si le fait d’apprécier une oeuvre doit compter, la reconnaissance de ses valeurs intrinsèques comptent également ; un bon critique ne doit pas dire s’il a aimé un film, mais s’il est possible que le récepteur de son avis puisse l’aimer, en énumérant les qualités visibles, les thématiques, les originalités, etc. Me vient l’exemple de la critique récente d’un film qui ne l’est pas, par ce cher Simon, Jupiter ascending, sur Youtube. J’ai commencé à écrire un commentaire argumentant mon propre point de vue, et finalement je ne l’ai pas publié (pourtant il faisait trois pages, comme tous mes commentaires par ailleurs – que voulez-vous, j’aime écrire, j’aurais beau le répéter il y en aura toujours qui ignoreront cette logorrhée fulgurante qui me caractérise à la vie comme à la scène). La raison étant qu’au moment de valider l’envoi de mon opinion (toujours) éclairée (par une supernova, au moins), je me suis dit que ce ne serait pas une bonne idée, finalement, d’intervenir dans une exercice de célébration que je trouve un peu pervers (que je qualifierai avec un brin de facétie de réhabilitation par excès de ferveur personnelle). J’ai une philosophie (parmi une pléthore), qui est de ne jamais gâcher le plaisir d’autrui ; si je n’aime pas quelque chose, si je suis d’avis contraire, tant qu’il n’y a pas un discours politique ou idéologique, mon réflexe est de fermer ma grande gueule et ne pas parasiter le bonheur des autres. Ce n’est même pas de la tolérance, quel vilain mot, c’est juste qu’un tout petit pas vers la sagesse élémentaire que d’avoir conscience que notre individualité n’est pas une référence… enfin, je ne me perdrais pas encore dans les ramifications de mes digressions, il suffit de voir un chef d’oeuvre comme le Goût des autres de Jaoui/Bacri pour s’éduquer un peu sur la question.
Mais, et c’est le lien avec ma digression, je n’ai rien vu passer sur les Sermonts de minuit. Rien dans le Mad Movies du mois dernier, rien sur Youtube, alors que pour les deux séries Haunting y avait quand même pas mal de monde pour commenter, encourager, plébisciter ou contester. Mais là, rien, plein feux sur Matrix 4, plein feux sur Spiderman, mais que dalle sur la nouvelle production/réalisation de Mike Flanagan. Un peu surpris, beaucoup curieux, j’ai lancé la mini-série, et là un petit bijou, encore (j’ai adoré les deux saisons de the Haunting), avec une intrigue très « kingienne » (petite bourgade ricaine, suite de petits portraits typiques, plein d’anti-héros masculins, des femmes fortes (oui, King n’a pas attendu le néo féminisme pour faire de magnifiques héroïnes), des figures religieuses), en bref, c’est plein d’humanité, d’émotions, magnifiquement mises en images par Flanagan, bien joué par des acteurs parfaits (syndrôme American Horror Story, avec le retour de certains acteurs de the Haunting (1 & 2)… en bref je me régale et je me bingwatch le tout (en trichant pour fêter le 31 et dormir un peu mais j’ai fini ce matin au réveil) et là ce qui me frappe, c’est la raison pour laquelle il y a cet étrange silence autour de la série. L’analogie avec ce qui passe avec le/la covid, le vaccin, le passe sanitaire… quand on voit que l’intrigue, finalement, nous parle d’une croyance détournée pour imposer à une communauté des certitudes qui finissent par la détruire… je me doute que ça devient politique sans le vouloir !
Pourtant, il faut regarder la série en se libérant de tout ce climat anxiogène. Il est question de foi, il y a une très intelligente réflexion sur les religions et notamment un passage où le shérif de confession islamiste, fait la promotion de sa foi sans nier celle des autres ! Ce qui me rappelle mes échanges avec des amis musulmans, il y a quelques années, quand je leur avais demandé pourquoi ils étaient devenus musulmans (l’un était arabe, ingénieur, l’autre d’origine française, converti) ; le premier m’avait répondu que comme pour un programme (il était ingénieur en informatique) il avait choisi la version la plus récente (!) et l’autre m’avait confié, de manière énigmatique et stimulante qu’il y avait des vérités cachées (codées) dans le Coran. Etant profondément laïc, je suis paradoxalement pour la totale liberté religieuse. Il faut créer au sein de nos espaces publics ces dialogues autour des croyances, sans les imposer, sans en faire la promotion. Même quelqu’un de profondément athée ne doit pas imposer sa certitude et finalement un certain fanatisme (comme si ne croire en rien était une preuve d’intelligence). La série présente ces thématiques de manière humaniste et brillante, car si au prime abord on pourrait interpréter le récit et sa résolution comme une charge contre la foi, elle est surtout la dénonciation des certitudes par la religion.
J’ai été personnellement très touché par la conclusion de la mini série en sept épisodes, que j’ai trouvé belle, très réussie, poétique, symbolique, puissante. Ma réflexion, proférée à voix haute (oui, je suis fou comme disait ma défunte maman, je parle souvent tout seul) c’est que j’adore les ténèbres mais jamais je ne pourrais me passer de la lumière du jour. Tous ces personnages, à la fin, qui se tournent vers le soleil, comme présence divine symbolique, procurent à l’histoire une dimension mythologique. La thématique de la lumière, sa perception, est par ailleurs poétiquement illustrée et finement traitée.
Bon, bonne année 2022 (j’ai failli oublié, mais parler de soleil vient de me rappeler que tout ça clôt une pleine révolution autour de son auguste personne) et n’hésitez pas à voir cette série, elle est juste stimulante, un nouveau coup de maître de la part de Mike Flanagan qui réussit vraiment à saisir l’essence des oeuvres du grand King.