Terrible Ă©poque que nous vivons, un monde en changement, un monde en Ă©bullition avec la sensation d’un Ă©croulement que dĂ©guise de plus en plus difficilement un monde mĂ©diatique semblant dĂ©connectĂ© de la rĂ©alitĂ©. J’ai Ă©normĂ©ment de boulot donc je passe mon temps Ă gĂ©rer des micro problĂ©matiques mais hier ma fille me demandait pourquoi je n’Ă©crirais pas un bouquin sur un des nombreux sujets qui me passionnent. Soit, je pourrais, je peux, mais c’est paradoxalement sur le sujet du langage que je souhaiterais m’appesantir. Nous sommes dans un processus manipulatoire tellement gĂ©nĂ©ralisĂ© que ça ne cesse de me fasciner, tout en me rĂ©vulsant, Ă©videmment. Il faut dire que nous subissons des abus dĂ©clamatoires, incantatoires, qui Ă la fois dĂ©noncent l’imposture et rĂ©vĂšlent l’impunitĂ©. Tout a Ă©tĂ© organisĂ© pour maximiser notre impuissance, grĂące au moteur de notre adhĂ©sion tacite ou involontaire. Par exemple, l’invitation au dialogue qui n’est plus, depuis des dĂ©cennies, qu’une mĂ©thode pratique pour dĂ©samorcer les potentielles crises. Nous sommes devenus, je parle de la France, un peuple bien Ă©duquĂ©, bien Ă©levĂ©, qui ne conçoit plus qu’agir en suivant des rĂšgles, fussent-elles ineptes et injustes. Cette propension Ă la soumission volontaire est pourtant un gage d’infamie pour ceux qui ont Ă©tĂ© Ă©levĂ©s dans la gloire du passif rĂ©volutionnaire. Que restent-ils des gaulois rĂ©fractaires ? Ont-ils seulement exister ou ne sont-ils qu’une autre marotte symbolique qu’on nous rĂ©cite pour nous faire rĂȘver d’un passĂ© magnifique au lieu de nous laisser grandir en nous faisant affronter la dure rĂ©alitĂ© du prĂ©sent ?
J’ai toujours eu la mĂ©lancolie d’ĂȘtre un homme sans racines, pas que j’ignore les origines de mes parents et le parcours de mes ancĂȘtres, mais je suis le fils d’un homme parfaitement adaptĂ© Ă cette sociĂ©tĂ© « liquide » que nous vend en permanence le monde libĂ©ral. Mon pĂšre Ă©tait un homme brillant, capable et compĂ©tent, et il a bĂ©nĂ©ficiĂ© des avantages d’une Ă©bauche de mĂ©ritocratie qui a, un peu, existĂ© durant les trente glorieuses, avant que nous vivions la phase actuelle qui consiste Ă reprendre ce qui avait Ă©tĂ© durement concĂ©dĂ©. J’ai donc beaucoup bougĂ© dans mon enfance, j’ai tentĂ© de suivre un peu les traces du papa Ă l’Ăąge adulte, mimĂ©tisme oblige et illusions inflige, avec toujours la sensation de n’avoir que la construction personnelle comme Ă©laboration de mon identitĂ©. Il me revient une anecdote cocasse et cruelle qui dĂ©montre en la matiĂšre l’absence d’instinct paternel de mon auguste patriarche. J’avais, Ă la fin de l’adolescence, le rĂ©flexe d’indiquer que j’Ă©tais bourguignon quand on me demandait mes origines, d’oĂč je venais… simplement parce que j’avais vĂ©cu quelques annĂ©es Ă MĂącon, et que j’y avais Ă©tĂ© trĂšs heureux. J’avais aimĂ© les paysages magnifiques du MacĂŽnnais, j’avais aimĂ© les gens, notamment dans les villages, accueillants et gĂ©nĂ©reux, j’avais envie de m’attacher, de me rattacher Ă cette partie du peuple que je sentais bienveillante et courageuse. Un jour, alors que mes parents reçoivent ceux de ma compagne d’alors, le pĂšre dit au mien que je suis donc bourguignon, ce qui est balayĂ© par mon gĂ©niteur dans un rire Ă la fois plein de cynisme et de sarcasme. Cette dĂ©nĂ©gation m’aura beaucoup marquĂ©, comme une sorte d’anathĂšme qui m’envoyait la rĂ©alitĂ© en lieu et place du petit arrangement que je voulais faire avec les faits. J’Ă©tais dĂ©finitivement condamnĂ© Ă n’ĂȘtre qu’un homme sans racines ni attaches, j’Ă©tais condamnĂ© Ă ĂȘtre ce nomade moderne qui fait du monde entier son refuge et son foyer. En bref, j’Ă©tais destinĂ© Ă n’ĂȘtre qu’un individu de plus et Ă m’en faire Ă la fois la raison mais aussi la conviction.
Etre un simple individu vous oblige Ă deux choses principales, contraires et violentes. Vous ne pouvez ĂȘtre que celui que vous devenez et pas celui qui vient de quelque part. Il n’y a pas de passĂ©, pas de mĂ©lancolie, il n’y a que la route qui se prĂ©sente devant vous, Ă parcourir, jusqu’au bout. Enfin, vous obtenez la force morale de celui qui n’a rien Ă perdre que ce qu’il est vraiment. Ce qui entraĂźne la crĂ©ation d’un surmoi monstrueux qui vous dicte, jour aprĂšs jour, sa longue liste d’obligations morales et intellectuelles qui vous imposent une maniĂšre d’ĂȘtre camouflant la rĂ©alitĂ© d’une survie. Je suis devenu l’homme que je voulais ĂȘtre, mais je constate que le monde qu’on me propose n’est qu’un vaste enfer Ă ciel ouvert. Je n’ai pas Ă m’en plaindre par rapport Ă mes congĂ©nĂšres, liquide par dĂ©cision parentale, je suis donc habituĂ© Ă m’adapter et Ă survivre quelles que soient les Ă©preuves, la fameuse rĂ©silience qu’on nous rabĂąche pour nous faire toujours plier davantage. Surtout, je me suis armĂ© intellectuellement et culturellement pour affronter ce monde… j’y traĂźne souvent comme un carnassier dissimulant ses dents, car je sais que nous ne sommes plus en terrain neutre. La brutalitĂ© est partout, la violence lĂ©gale comme sociale une triste rĂ©alitĂ©, il faut donc en permanence ĂȘtre prĂȘt Ă rendre ce qu’on vous donne sans hĂ©sitation ni faiblesse.
Il y a deux jours, mes enfants m’ont fait une magnifique dĂ©claration d’amour, qui m’a touchĂ© car je ne voulais pas, je n’escomptais pas, d’ĂȘtre pĂšre. Ils me tĂ©moignent la reconnaissance de leur avoir donnĂ© certaines armes pour s’adapter Ă la vie Ă venir, surtout ils peuvent juger Ă prĂ©sent de la valeur des avertissements et des Ă©clairages que j’ai tentĂ© constamment de leur donner, au grĂ© du temps et de leur croissance. J’ai appris il y a longtemps que l’art de la paternitĂ© consiste surtout Ă ne pas dĂ©former un enfant avec son petit ego mais bien veiller Ă ce qu’il puisse grandir et Ă©voluer en suivant sa propre route. Ce n’Ă©tait pas Ă©vident de les encourager Ă devenir des citoyens tout en leur apprenant la dĂ©fiance envers tout systĂšme qui vous contraint et vous oblige. Je sais combien il est difficile de vivre sans illusion, pourtant c’est la condition pour ne pas s’y perdre. Le monde d’aujourd’hui est un monde dont les chimĂšres ne deviennent plus que de pĂąles silhouettes qui ne convainquent plus personne. C’est Ă la fois abominable et nĂ©cessaire. Nous arrivons dans une pĂ©riode de chaos qui dĂ©bouchera sur un nouveau paradigme, qui ne sera d’ailleurs qu’un systĂšme aussi temporaire que terrible. Comme si l’humanitĂ© ne pouvait que toujours subir et endurer ce cycle entre dĂ©sir de justice et Ă©crasement par l’injustice. Douze mille ans que l’homme se rĂȘve et s’invente pour toujours en arriver Ă ces dĂ©sĂ©quilibres flagrants, il y a tout de mĂȘme la sensation, personnelle, d’une absurditĂ© propre Ă la nature humaine, inĂ©luctablement contaminĂ©e par sa tendance Ă la nĂ©vrose dĂ©complexĂ©e.
MĂȘme si je ne suis pas aussi vieux que ça, je sais que je suis davantage vers la fin qu’au dĂ©but, et je sais qu’il y aura de nombreux combats Ă mener Ă l’avenir. Je me pose la question de les mener ou pas, en compagnie des gĂ©nĂ©rations futures qui vont payer durement tous ces mauvais choix, cet Ă©gotisme dĂ©gĂ©nĂ©rĂ© qui dĂ©truit la nature et nous empoisonne tant le corps que l’esprit. Si je dois Ă©crire, ce sera pour tenter d’Ă©clairer ceux qui veulent ĂȘtre libres, car je crois toujours que tout est affaire de choix. Et Ă prĂ©sent, tout est Ă faire ou Ă refaire, aussi. Etre sans racine m’a aussi inculquĂ© ça : quand rien n’a de sens, Ă toi d’en crĂ©er, Ă toi d’en donner. LibĂ©rĂ© des carcans des obligations de ceux qui ne songent qu’Ă accaparer Ă ton dĂ©triment, garde en tĂȘte que ce monde n’appartient Ă personne : nul n’a le droit de crĂ©er son bonheur en privant un autre du sien.
La rĂšgle morale simple que j’ai inculquĂ© Ă mes enfants alors qu’ils Ă©taient tout petits : tenter d’agir toujours avec bienveillance, en Ă©tant capable d’estimer la polaritĂ© de ses actions. Simplement, quand tu agis, si cela provoque de la souffrance chez autrui, c’est mal, quoi que tu te dises ou quoi que tu essaies de justifier. Il est plus que compliquĂ©, naturellement, de toujours agir sans provoquer du tort… mais il convient d’en avoir la conscience et de ne pas en rejeter la responsabilitĂ©. Le chaos que nous vivons actuellement est la simple consĂ©quence de la perdition morale qui caractĂ©rise un monde ultra-libĂ©rale qui dĂ©guise constamment les faits aux dĂ©triments des ĂȘtres. Il est important, plus que jamais, de revenir Ă une vĂ©ritable justice sociale qui ne peut, par ailleurs, plus ĂȘtre imaginĂ©e ou voulue Ă la dimension d’une nation, mais bien Ă celle d’une planĂšte. Plus que jamais, la France non en tant que petit pays cocardier mais bien en tant qu’idĂ©e d’un humanisme puissant a un rĂŽle Ă jouer.
Non, pas cette France d’aujourd’hui, l’autre. Celle qu’il convient de ressusciter avant qu’elle ne soit plus qu’un rĂȘve, une triste et dĂ©cĂ©dĂ©e chimĂšre.