Etant donné que je suis malade depuis une semaine à cause de ma chère fille qui fut un patient zéro consciencieux, je vais écrire un peu en réaction à tout ce que je lis et regarde depuis quelques jours. Rien ne va plus, ça craque de partout, et quand je dis de partout, je parle du monde dans son ensemble. En précisant un peu cette généralité fallacieuse (comme toutes les généralités le seront toujours), je parle du monde démocratique. Actuellement, il y a un profond et puissant désir de changement par rapport aux enjeux climatiques, aux enjeux économiques, et surtout aux enjeux humains. C’est amusant comme constamment le vocabulaire politique se borne à répéter comme un mantra les mêmes idées en oubliant qu’il n’y en a que deux qui comptent pour qu’une société puisse espérer vivre en paix et en prospérité : la justice et le bonheur.
De la justice, il y a tant à dire… j’en ai fait l’expérience, j’ai mesuré le cynisme du système, encore un, j’ai compris quand même que ce n’était qu’un miroir aux alouettes de plus. Après, oui, comme dans d’autres corps, il ne faut pas non plus céder à la misanthropie primaire, il y a encore et heureusement des gens de bien, honnêtes et respectables… mais également tant de compromission, tant d’impunité organisée. Il y a de cela quelques années, j’avais été choqué, sans trop comprendre pourquoi, par un simple mot dans un jugement qui m’avait fait l’effet d’une gifle et d’une sensible humiliation. Ce mot c’était « turpitude », qui contenait ce que je peux identifier maintenant comme un vulgaire mépris de classe. A l’époque je croyais encore en la méritocratie, car je suis un homme qui ne peut abandonner ses chimères sans se battre un peu, nature oblige. Maintenant je sais à qui j’ai affaire, à l’instinct sont venus s’adosser la sagesse et l’expérience. Les griffes et les crocs sont toujours affûtés, sans non plus imaginer la victoire mais au moins de ne pas la laisser sans faire le plus de dommages possibles. Ma fille récemment me disait que je n’étais plus le gentil papa de son enfance, ce qui me désole mais en l’état il n’est pas possible de constater comment tout a si mal tourné sans nourrir une saine et inspirante colère. Car la Justice a perdu sa majuscule, elle a été vulgarisée comme le reste, elle a été rendue utilitaire dans un engrenage productiviste qui a perverti la notion du bien. En bref, elle n’est souvent que la chose d’une ploutocratie qui abuse et abusera toujours du sophisme pour se jouer de tous ceux qui ne comprennent pas l’escroquerie du langage, dont la polysémie demeure une constante opportunité. L’exemple accablant de cette monstruosité morale que ponctue la sentence « Responsable mais pas coupable » ne semble plus un scandale mais bien l’introduction sobre d’une décadence dont personnellement je ne vois ni les limites ni les obstacles.
Du bonheur… il n’y a plus rien à dire, ça ne sort jamais dans les débats publiques ou médiatiques. Peut-être parce que pour la majorité, le plaisir en est devenu le synonyme, la valeur d’échange, la concrétisation. Du pouvoir de l’argent, ce dieu invisible et puissant dont les apôtres sont à la fois zélés et inspirés. Parfois, quand je m’interroge sur la manière de créer une société parfaite, en imaginant repartir de zéro, je me dis que la première des lois serait de ne jamais permettre que ce moyen soit autre chose qu’une valeur d’échange ancrée et limitée au réel. En ces temps où l’inflation est un terme qui revient en permanence pour devenir une sorte de bouc-émissaire invisible, à la fois complexe et insaisissable, il y a pourtant de quoi comprendre ma réflexion. J’ai tenté d’expliquer à mes enfants, à l’époque du « quoi qu’il en coûte », le prix justement à payer pour ce type de politique. Régulièrement j’entends des économistes de tout bord expliquer que la dette c’est à la fois pas si grave et de toute manière obligatoire dans un monde qui ne fonctionne qu’avec cette logique capitaliste qui veut que comme un saumon, il faut toujours que ça revienne à la source. Parce que d’abord, si les gens riches le deviennent moins, alors ça ne peut que provoquer la fin du monde. Que les états soient devenus complices de cette logique qui veut que les peuples soient utilisés comme de grosse masse laborieuse pour que quelques uns vivent dans une opulence qui est peut-être la forme la plus extrême, subtile et véritable d’une totale médiocrité à la fois morale et intellectuelle est une sinistre vérité.
Ce matin j’écoutais à la radio qu’après la chasse aux pauvres et aux fainéants, il est maintenant question de s’attaquer à tous ces travailleurs qui ne font rien pour réussir alors que TOUT est fait pour ce but ultime. Comment construire une société où le bonheur serait générale, serait une réalité collective, quand, de toute manière, le principe est de construire sa richesse sur l’exploitation d’autrui ? Il y a de cela plus de trente ans, j’avais tenté d’aborder la chose avec mes parents quand j’avais constaté l’écroulement du prix d’une télévision. Quand j’étais gosse, la télévision c’était pour moi la divinité suprême au quotidien. J’allais m’agenouiller devant autant que je pouvais et tous les récepteurs cognitifs en action, j’absorbais ce que sa douce lumière me révélait. La télévision pour moi c’était le substitut à tous les manques que peuvent provoquer le délaissement… Je faisais souvent l’objet d’inquiétude ou de critique quand, au lieu d’aller jouer « dehors » avec d’autres enfants, je préférais mater la suite des programmes des quelques chaînes d’un service public qui tentait d’en offrir, d’en saupoudrer, un peu pour tout le monde, effort très louable en soi. Donc la première chose que j’ai perçu dans la valeur des choses, c’était le prix d’un poste de télévision. C’est simple, j’avais 6 ans, et une télé couleur c’était pour moi autour de 10 000 francs, soit une fois et demi le salaire de base. En résumé, pour ma famille qui est partie vraiment de rien, c’était énorme, c’était un privilège qu’il fallait chèrement acquitter pour en obtenir l’accès. A peine 10 ans plus tard, les prix ont commencé à baisser pour n’être plus qu’un détail dans le budget. Alors, de nos jours, il est possible d’acheter une télé avec le même ratio mais si le but n’est que d’avoir une télé ça se règle pour moins cher qu’une semaine de courses pour une famille de quatre personnes. Pourquoi ? La technologie est-t-elle si avancée qu’elle permette à des choses si peu naturelles que des composants informatiques, que des matériaux transformés, de coûter finalement moins que des aliments cultivés et bêtement mis en boite ? Le coût de la main d’oeuvre, pardi, LE critère qui obsède à juste raison le capitaliste névrosé. Et pour cause, le bonheur consumériste ne se base que là dessus : l’exploitation d’un autre, de sa force de travail rémunérée à bas bruit, pour nous permettre le luxe et l’opulence. A présent nul n’ignore que la promesse a été depuis clairement dénoncée. Certains ont cru que ça n’était encore que des histoires d’import/export, de pénurie, de surpopulation et de consommation dont les valeurs s’accroissent et se déplacent tandis que l’occidentalisation du monde progresse. Mais plus concrètement, c’est juste que nous n’avons plus les moyens, comme avant, d’exploiter autrui, car les esclaves ont fini par comprendre que leurs maîtres étaient tout de même de sacrés branquignolles. Des lièvres atteints de turpitude pour rendre hommage, un peu, à mes propres bourreaux.
Alors en ce moment, il y a une désespérance tranquille, le désespoir lascif du quotidien difficile. Il faut que ça change, car ça ne marche pas, mais comme dans un couple où l’émancipation de l’autre évoque toujours l’amertume ou le risque d’une solitude à venir, rien ne se passe sinon la constatation d’un temps qui passe et d’une routine qui sans cesse recommence. De la démocratie, toujours ce mot, qui revient, comme si c’était là que tout se jouait. Ce qui n’est pas faux, à vrai dire (j’adore toujours jouxter les deux valeurs, c’est mon puéril moment de manichéisme primaire), c’est qu’effectivement tout est affaire de pouvoir. « Pouvoir ». « Kratos ». C’est amusant comme les mots nous enferment dans des manière de penser le monde. Il est impensable, par exemple, d’imaginer un système politique sans utiliser ce radical. Car dans les sociétés humaines tout n’est finalement que le phénomène qui se réalise en permanence : l’expression d’un pouvoir sur un autre, sur des autres, afin qu’une société puisse se faire.
Je regrette qu’il ne soit pas possible que se fasse une révolution des idées qui passerait par une révolution du langage. Tous les débats se perdent dans des logiques idéologiques et sémantiques là où plus que jamais nous avons besoin de philosophie. D’introspection, d’abstraction, de modélisation, d’analyses. La réalité que j’observe par les lucarnes modernes que sont les nouveaux médias ne sont que tempêtes d’émotions et impasses sophistes. Une rage dans la prise de position, une constante intimation à choisir un camps, à condamner l’autre, avec une violence sous-jacente ou exacerbée qui m’écœure de plus en plus.
Il n’y a pas si longtemps, j’allais écrire un commentaire sous une vidéo qui parlait, justement, de révolution, avant finalement de l’effacer. Ecrire ici est un acte neutre, un acte égotiste qui n’est qu’un cri inaudible et accessoire. Ecrire ailleurs me donne à présent la sensation d’être le fou qui invite à regarder le ciel au lieu de l’écran lumineux qui vous bousille lentement mais sûrement vos jolis yeux avec sa lumière bleue. Pourtant, je reçois en retour des remerciements pour mes contributions, mais ce n’est pas le but. Le but serait de constater un désir de liberté chez mes contemporains qui déjà serait un immense signe d’espérance. Je ne le vois plus, je ne vois que résignation et entêtement.
Je livrais à ma fille, hier, le fruit de mes états d’âme. Je pense que nous ne pouvons qu’aller au bout de cette folie. Alors que les passions se déchaînent sur la question des IA, jamais je n’aurais constaté à quel point l’esprit humain cède à une forme de robotisation qui l’oblige, qui le condamne, à un total déterminisme social. Chacun accepte son rôle et les règles du jeu, même si ces dernières sont foutrement injustes.
La seule révolution qui compte c’est l’émancipation de cette manière de voir la vie et d’imaginer le monde. Il faudrait abandonner le « Kratos » pour passer à « l’Ethos ». Ne plus devoir obliger pour obtenir, mais ambitionner pour réaliser. La société des devoirs remplacée par celle d’une volonté collective qui n’aurait pour but que vivre dans la paix et l’harmonie. Troquer l’idéal vicié de l’Europe par une belle Euthymie*, ça serait bien.
*Euthymie (source wikipédia) : L’euthymie (du grec eu, bien, heureux et thymia, l’âme, le cœur) constitue le concept central des pensées morales de Démocrite qui la présente comme une disposition idéale de l’humeur correspondant à une forme d’équanimité, d’affectivité calme et de constance relative des états d’âme.