DĂ©saturation

Je suis allĂ© voir le second volet de Dune de Denis Villeneuve, ne partageant pas l’enthousiasme aveugle de ma fille en trouvant le film trĂšs monochrome, d’une fadeur chromatique qui m’a poussĂ© Ă  m’interroger sur la potentielle dĂ©liquescence des bĂątonnets de mes yeux fatiguĂ©s. Une petite pensĂ©e pour une stagiaire que j’avais embauchĂ©, ClĂ©mentine, qui m’avait interpellĂ© par rapport Ă  la psychologie appliquĂ©e Ă  la communication. Nous avions convenu de rĂ©aliser certaines expĂ©riences, et j’avais eu plaisir Ă  constater, Ă  mon grand dam, que certaines de ses assertions s’Ă©taient rĂ©vĂ©lĂ©es justes, comme cette fois quand, entre deux pubs, un simple changement de saturation sur un fond vert avait amĂ©liorĂ© le score d’une publicitĂ© en print. Elle avait pris le temps de m’expliquer, alors, que les gens entre 40 et 55 ans Ă©taient davantage sĂ©duits par des couleurs dĂ©saturĂ©es et autres tons pastels, ce qui s’Ă©tait rĂ©alisĂ© assez nettement. Oui, je sais, il n’est pas possible non plus de parler de rĂ©elle expĂ©rience Ă©tablie dans des conditions pouvant rĂ©ifier une potentielle vĂ©ritĂ©, mais je pensais vraiment que la pub ferait un bide – au contraire, elle a mĂȘme un peu mieux marchĂ© qu’Ă  l’ordinaire. AprĂšs, peut-ĂȘtre que je voulais que ClĂ©mentine ait raison, toujours dans une soif Ă©perdue de sens, j’avais peut-ĂȘtre besoin alors d’en trouver dans des Ă©tudes et l’intĂ©rĂȘt d’une personne Ă  l’intellect aiguisĂ© qui ne se suffisait pas de son trĂšs personnel sens du beau et de ses petites convictions esthĂ©tiques. Les mĂ©tiers de l’image et de la communication demeurent une expĂ©rience intime et puissante sur les affres de la mesquinerie bourgeoise que tout professionnel endure Ă  plus ou moins forte intensitĂ©.. Enfin, j’avais Ă©tĂ© Ă©duquĂ© sur l’existence des bĂątonnets et leur rĂŽle stratĂ©gique dans notre perception du monde.

Depuis Dune 2 (titre en soi assez comique), je teste ma vision en essayant de jauger si je souffre d’une inĂ©luctable dĂ©saturation. Mon salon Ă©tant une jungle de plantes vertes, mes petites chĂ©ries, j’essaie de voir si les couleurs de leurs feuilles sont moins flamboyantes qu’Ă  l’ordinaire. Et c’est pour le coup trĂšs difficile d’avoir un avis tranchĂ© sur la question. Comme toujours, condamnĂ© Ă  l’enclos de la perception sans pouvoir changer vraiment de point de vue (au premier degrĂ©), je suis perplexe. Ce qui m’a poussĂ© Ă  Ă©crire ce matin ce billet avec ce titre, car dans les faits je me demande si je ne vois pas le monde de plus en plus gris. La dĂ©saturation, chez moi, naĂźt peut-ĂȘtre davantage d’une saturation. Le pire c’est que j’ai adoptĂ© un chat noir – heureusement que la nature a eu l’heureuse inspiration de le doter d’une paire de yeux Ă©meraudes qui ne cessent de m’Ă©merveiller Ă  chaque instant que je les croise !

Saturation Ă  cause de l’actualitĂ©. AprĂšs 50 ans de dĂ©sindustrialisation intensive pour cause de financiarisation abusive, notre pays connaĂźt le dĂ©clin inĂ©luctable d’une nation qui continue de vivre sa tranquille trahison politique. Saturation Ă  cause d’une l’idĂ©ologie nausĂ©abonde qui me fait subir chaque jour un sophisme triomphant. Saturation Ă  cause de tous les scandales qui Ă©maillent notre sociĂ©tĂ© dont la corruption est devenue une rĂ©alitĂ© systĂ©mique. Saturation Ă  cause du climat belliciste qui fait qu’hier j’entendais un professionnel de la mort de masse s’enthousiasmer sur la place de la France dans le commerce de l’armement. Petite pensĂ©e pour cette news dans laquelle des enfants maniaient des faux fusils dotĂ© de tĂ©lĂ©phone leur permettant de connaĂźtre les joies du shooting en milieu urbain grĂące Ă  la rĂ©alitĂ© augmentĂ©e, concept aussi abscons que l’intelligence artificielle. Saturation, aussi, de l’escroquerie d’une sĂ©mantique marketing qui s’insinue dans chaque pore d’un langage contaminĂ© par l’ultra-libĂ©ralisme triomphant.

Ma fille a adorĂ© Dune. En rentrant de la sĂ©ance, je n’ai pas pu m’empĂȘcher de tempĂ©rer son enthousiasme avec cette affaire de colorimĂ©trie. Personnellement, je continue de penser qu’avec un poil plus de saturation dans ce dĂ©sert gris, l’image aurait gagnĂ© en tĂ©lĂ©gĂ©nie. J’ai toujours considĂ©rĂ© cette inclination Ă  la dĂ©saturation et Ă  l’abus de pastellisation comme un travers d’un embourgeoisement que dĂ©voile l’aliĂ©nation de la convention. Ah ! Cette bonne vieille teinte taupe qui faisait les beaux jours des devantures de certains magasins Ă  la fin de la premiĂšre dĂ©cade de notre second millĂ©naire. Quelle horreur que ce bordeaux marronnasse qu’on m’aura imposĂ© tant de fois avec cet air faussement inspirĂ© qui dissimule gauchement un bĂȘte mimĂ©tisme social ! Oui, je sais, l’abus de couleurs psychĂ©dĂ©liques et survitaminĂ©es n’est pas non plus idoine. Soit. Mais entre les deux, n’y a-t-il pas un oasis dans lequel trouver une certaine et calme beautĂ© ? La Joconde avec un peu moins de peps et ça deviendrait une grosse sauce de marrons noisettes qui ne ferait mĂȘme pas un bon ersatz de Nutella. Je ne parle mĂȘme pas de mon Delacroix adorĂ©… que serait le Romantisme sans cet Ă©clat fier de couleurs jetĂ©es comme des moments de colĂšre ou d’humeurs prestement exaltĂ©s ?

Une fois encore, ce n’est que mon avis. Ma fille a adorĂ© Dune 2 et ses images ternes… ou alors elle a adorĂ© un film magnifique Ă  l’image subtilement sobre et Ă©lĂ©gante. Paradoxalement, je ne pouvais m’empĂȘcher de penser au Petit Prince et aux dunes colorĂ©es de Saint ExupĂ©ry. J’ai toujours considĂ©rĂ© ce beau livre comme l’illustration d’un homme qui dĂ©crit la mort inĂ©luctable de son enfant intĂ©rieur. Peut-ĂȘtre que j’essaie de protĂ©ger le mien en le laissant dans son dĂ©sert colorĂ©. Je deviens nostalgique des films de mon enfance, dans lesquels je revis une sociĂ©tĂ© toujours aussi bordĂ©lique mais qui transpire une envie, un dĂ©sir, que je ne retrouve pas dans la frĂ©nĂ©sie suspecte des images d’aujourd’hui. Les couleurs sont vives, l’image transpire un naturel que les filtres d’aujourd’hui polluent un peu trop. En matiĂšre artistique, l’artifice s’ensuit souvent de l’artificiel. L’abus de procĂ©dĂ©s dĂ©voile une tentation de camoufler le prosaĂŻque tant abhorrĂ©. La volontĂ© coupable de sublimer le banal en lui donnant la patine des clichĂ©s photographiques des magazines de mode.

Un truc qui me rassure quand mĂȘme… c’est que je les trouve bien vertes mes petites plantes. C’est peut-ĂȘtre Dune 2 qui Ă©tait par trop dĂ©saturĂ© ? C’est sur cette note d’espoir fĂ©brile que j’achĂšverai mon billet du jour avec un clin d’Ɠil sur-batĂŽnnemisĂ©.