Venant d’inaugurer la page « Arts picturaux », un petit back up d’un article Ă©crit Ă propos d’une oeuvre d’EugĂšne Delacroix que j’admire particuliĂšrement, La lutte de Jacob avec l’Ange, en octobre 2011. En rĂ©digeant l’article, j’avais dĂ©couvert Ă l’Ă©poque Henri Bauchau, poĂšte magnifique, passionnĂ© par cette toile, mort presque un an plus tard en septembre 2012.
La lutte de Jacob contre l’Ange de Delacroix
Anecdote de travail : tandis que mes collĂšgues et moi-mĂȘme nous restaurions sur les coups de midi, je laissais mon mobile sur la table, et avant que le systĂšme de veille ne sâenclenche, mon fond dâĂ©cran provoquait stupĂ©factions et interrogations diverses. Diantre, deux hommes en train de se battre, enfin, deux hommes, pour lâun câĂ©tait pas Ă©vident, regarde ces cheveux blonds et ses traits fĂ©minins⊠« Puis câest pas une photo, surement une image Ă©rotique de lâancien temps, tu imagines, en plus la fille elle porte une robe. » Calmement, jâexpliquais Ă mes cothurnes quâil sâagissait dâun dĂ©tail dâune Ćuvre de Delacroix, La lutte de Jacob avec lâange. Jâessayais un peu de pĂ©dagogie, mais je sentais le spectre de Desproges et le parfum insidieux de la confiture sâinstiller dans la conversation⊠Puis, comme toujours, il y avait tant Ă dire, tandis que je me retrouvais non pas face Ă un ange, mais Ă la phase de digestion de mes interlocuteurs. Au moins mon blog, il a toujours faim lui !
Delacroix, ou le dandy romantique
Je nâai pas Ă©tĂ© Ă©duquĂ© dans un milieu oĂč la peinture occupait une quelconque place en terme dâambitions culturelles et pĂ©dagogiques. Lorsque je reçus mon premier cours dâhistoire de lâart, ce fut, malgrĂ© le dĂ©tachement que je feignais alors, en pleine gueule. Il sâensuivit, comme Ă lâaccoutumĂ©e, une frĂ©nĂ©sie de connaissance sur le sujet. Rapidement, jâavais perçu une certaine logique dans cette histoire, une sorte dâeffet domino, un relais intellectuel Ă travers les siĂšcles entre les artistes qui tentaient toujours de sâexprimer par la peinture. Ce cheminement me fascinait, et dans ce pĂ©riple culturel, je tombais nez Ă nez avec EugĂšne DELACROIX. Un gars dont la peinture, au prime abord, ne me plaisait pas de maniĂšre Ă©vidente. Câest ça qui me fascine avec lâart, et dâautres sujets, de maniĂšre gĂ©nĂ©rale, câest comme on ne peut dĂ©tacher le contexte (culturel, social, historique, psychologique, moral) de lâintĂ©rĂȘt final que lâon porte Ă une Ćuvre ou un artiste.
Delacroix : la lutte intérieure
Et Delacroix, câĂ©tait un peu mon James Dean de la peinture, un mix entre la Fureur de vivre, GĂ©ant, et Ă lâEst dâEden : un gars flamboyant, libre, solitaire et magnifique. Pourquoi Delacroix sâĂ©tait mis Ă peindre ainsi ? Comment avait-il pu se libĂ©rer des contraintes formelles qui Ă©taient la caractĂ©ristiques des artistes de son temps, dans une sociĂ©tĂ© de plus en plus sclĂ©rosĂ©e dans des conventions esthĂ©tiques fixĂ©es par des pseudo Ă©lites intellectuelles (toute confusion avec lâĂ©poque prĂ©sente Ă©tant fortuite) ? A mon sens, câĂ©tait un artiste libre, qui par son indĂ©pendance intellectuelle et esthĂ©tique Ă©tait parvenu Ă se dĂ©faire du carcan des rĂšgles, tout en demeurant dans une vision magnifiĂ©e de la rĂ©alitĂ©. Mes deux Ćuvres favorites de Delacroix, sont paradoxalement un dĂ©but et une fin, soit la Mort de Sardanapale et la lutte de Jacob contre lâAnge. La Mort de Sardanapale, tollĂ© gĂ©nĂ©ral au salon officiel de 1827, est lâexpression dĂ©complexĂ©e du Romantisme dont il sera le plus grand peintre (GĂ©ricault mourra trop tĂŽt pour lâincarner, bien que son gĂ©nial Radeau de la MĂ©duse reste une Ćuvre majeure de la peinture française, vĂ©ritable ovni rĂ©aliste et macabreâŠ), et la lutte de Jacob est la manifestation des prĂ©misses de ce que sera la peinture du XXĂšme siĂšcle, expressionniste, symboliste, intĂ©rieure⊠Entre lâhomme jeune, qui dĂ©peint le nihilisme comme ultime attitude face Ă la mort, et le vieux qui dĂ©crit la dualitĂ© inhĂ©rente Ă la nature humaine, le pont est fait. Deux peintures puissantes, dont le formalisme flamboyant nâempĂȘche pas la profondeur du propos, la force du sujet. Chaque artiste, mĂȘme avec la distance qui caractĂ©rise lâobservateur avisĂ© quâil demeure, au service de son Ćuvre et de son public, nous parle un peu de lui, par un dĂ©tail, une interprĂ©tation,une intention. Le Delacroix de la Lutte contre lâAnge, toujours avec dramatisation et emphase, mais aussi avec justesse et Ă©motion, compose la symbolique de nos tourments intĂ©rieurs.
Jacob et EugĂšne, lâange et le pĂšre
La projection dans ce tableau est Ă lâĂ©vidence sur Jacob, humain, le corps tendu dans lâeffort, combattant et luttant tĂȘte baissĂ©e, pugnace et dĂ©sespĂ©rĂ©. Il est intĂ©ressant de revenir sur lâhistoire de Jacob, et ce passage de la GenĂšse, particuliĂšrement rapide, et empli de mystĂšre et de symbolisme, mĂ©rite une petite citation :
Livre de la GenĂšse, chapitre 32, 23-32
(traduction Bible de JĂ©rusalem)
« Cette mĂȘme nuit, il se leva, prit ses deux femmes, ses deux servantes, ses onze enfants et passa le guĂ© du Yabboq. Il les prit et leur fit passer le torrent, et il fit passer aussi tout ce quâil possĂ©dait. Et Jacob resta seul. Quelquâun lutta avec lui jusquâau lever de lâaurore. Voyant quâil ne le maĂźtrisait pas, il le frappa Ă lâemboĂźture de la hanche, et la hanche de Jacob se dĂ©mit pendant quâil luttait avec lui. Il dit : LĂąche-moi, car lâaurore est levĂ©e, mais Jacob rĂ©pondit : Je ne te lĂącherai pas, que tu ne mâaies bĂ©ni. Il lui demanda : Quel est ton nom ? â Jacob, rĂ©pondit-il. Il reprit : On ne tâappellera plus Jacob, mais IsraĂ«l, car tu as Ă©tĂ© fort contre Dieu et contre tous les hommes et tu lâas emportĂ©. Jacob fit cette demande : RĂ©vĂšle-moi ton nom, je te prie, mais il rĂ©pondit : Et pourquoi me demandes-tu mon nom ? et, lĂ mĂȘme, il le bĂ©nit. Jacob donna Ă cet endroit le nom de Penuel, car, dit-il, jâai vu Dieu face Ă face et jâai eu la vie sauve. Au lever du soleil, il avait passĂ© Penuel et il boitait de la hanche. »
Puissance du pinceau de Delacroix, avec cette tension, cette Ă©nergie palpable
La densitĂ© de ce passage est particuliĂšre, et la suite des Ă©vĂ©nements hiĂ©ratique. Ce qui est intĂ©ressant, concerne notamment le fait que Jacob reste « seul ». Cet adjectif suppose que personne ne soit Ă ses cotĂ©s, mais induit aussi quâil se recueille en lui-mĂȘme, quâil se coupe du monde extĂ©rieur, de tout facteur parasite. Nous ne sommes pas loin de la pleine conscience, de lâĂ©veil, comme le dĂ©crirait les bouddhistes. Cette mĂ©ditation, cette plongĂ©e en lui-mĂȘme, provoque une confrontation intĂ©rieure. Cet autre, nâa pas de nom, et la rĂ©ponse donnĂ©e par lâadversaire, est une Ă©nigme que rĂ©sout Jacob en y voyant le bras de Dieu. Mais cette rĂ©ponse pourrait aussi ĂȘtre celle de quelquâun qui se surprend Ă sâinterroger soi-mĂȘme en ayant, logiquement, pleinement conscience de la rĂ©ponse. Lâange Ă©tant le reflet idĂ©alisĂ© de lâhomme, Jacob ne lutte-t-il pas contre lui-mĂȘme, contre ses bas-instincts ? Beaucoup dâinterprĂ©tations de ce passage concluent sur un Ă©pisode de rĂ©demption, de purification, car au matin, Jacob est transfigurĂ©, câest un nouvel homme.
Pour revenir Ă Delacroix, ce fut un homme marquĂ© par la passion et ses humeurs. Homme dâĂ©motions, son trait fulgurant en tĂ©moigne, il fut toute sa vie en dualitĂ© permanente entre sa perception du beau (Delacroix Ă©tait un artiste complet, musicien, Ă©crivain, peintre), donc son aspiration Ă lâidĂ©al, et sa nature passionnĂ©e et emportĂ©e, en bref humaine. Dans cette Ćuvre, lâange, au visage serein, contient lâhomme, sans trahir de souffrance ou de pĂ©nibilitĂ© face Ă lâeffort Ă fournir. Il reste droit et digne, plein de superbe et de sĂ©rĂ©nitĂ©. Lâhomme face au surhomme, la volontĂ© dâĂȘtre sâincarnant dans la tension, dans le combat.
Mais en mĂȘme temps, cet idĂ©al ne peut ĂȘtre atteint, et le combat est interrompu par une blessure radicale qui annule la tension existante. Jacob sort glorieux de ce combat, mais paradoxalement boiteux, affaibli. MarquĂ© par le divin, comme si cet affrontement pour la magnificence ne pouvait se terminer sans sĂ©quelle. DĂ©tail amusant concernant Delacroix, un doute subsiste sur lâidentitĂ© de son pĂšre, de nombreux historiens concluant une possible paternitĂ© de Talleyrand, le diable boiteux, avec qui il partageait la finesse des traits et une attitude aristocratique.
Au passage, une page web avec la symbolique du boiteux (www.dictionnairedessymboles.fr), trĂšs instructif (ou instructive, si on parle de la page).
Henri Bauchau, dâOedipe Ă Jacob, Ă©loge de la lutte
Henri Bauchau, un Ă©crivain, poĂšte, romancier, dramaturge et psychanalyste
A vouloir me documenter sur le tableau de Delacroix, je tombais sur lâĆuvre dâHenri Bauchau, une rĂ©vĂ©lation ! Au diapason total de cet immense poĂšte que je ne fais que dĂ©couvrir, encore au moment dâĂ©crire ces lignes, je suis fascinĂ© par cet artiste Ă la croisĂ©e des cultures, des religions, des modes de pensĂ©e. En musant sur la toile, je suis notamment tombĂ© sur le billet fameux de FrĂ©dĂ©ric Le Dain, que je vous invite Ă parcourir en cliquant ici. Jâavoue avoir Ă mâĂ©duquer sur le bonhomme, qui semble un Everest Ă lui tout seul, mais au dĂ©tour de la page jâai Ă©tĂ© Ă©bloui par des rĂ©flexions Ă la fois poĂ©tiques et philosophiques .
Lâhomme naturel & lâhomme surnaturel
« Lâhomme naturel et lâhomme surnaturel luttent chacun selon sa nature, Jacob inclinĂ© en avant comme un bĂ©lier et bandant toute sa musculature, lâange se prĂȘtant complaisamment au combat, doux, comme un ĂȘtre qui peut vaincre sans effort des muscles et ne permettant pas Ă la colĂšre dâaltĂ©rer la forme divine de ses membres. »
Cette jolie critique est celle de Charles Baudelaire, qui Ă©tait un grand ami de Delacroix, une admiration mutuelle et un soutien permanent unissant les deux hommes. A la mort du peintre, en 1863, Baudelaire Ă©crit dans lâOpinion National, un texte qui sera publiĂ© intĂ©gralement en trois parties. Vous pouvez dĂ©couvrir le sublime hommage du poĂšte au peintre sur le site Litteratura.Com.
Au sein de cette abondante dĂ©claration dâamitiĂ© et dâadmiration de Baudelaire pour Delacroix, il tĂ©moigne de sa dualitĂ©, qui transparait dans chaque coup de pinceau, dans chaque Ćuvre. Plus intensĂ©ment encore, dans la Lutte contre lâAnge :
 » Il y avait dans EugĂšne Delacroix beaucoup du sauvage ; câĂ©tait lĂ la plus prĂ©cieuse partie de son Ăąme, la partie vouĂ©e tout entiĂšre Ă la peinture de ses rĂȘves et au culte de son art. Il y avait en lui beaucoup de lâhomme du monde ; cette partie-lĂ Ă©tait destinĂ©e Ă voiler la premiĂšre et Ă la faire pardonner. Ăâa Ă©tĂ©, je crois, une des grandes prĂ©occupations de sa vie, de dissimuler les colĂšres de son cĆur et de nâavoir pas lâair dâun homme de gĂ©nie. Son esprit de domination, esprit bien lĂ©gitime, fatal dâailleurs, avait presque entiĂšrement disparu sous mille gentillesses. On eĂ»t dit un cratĂšre de volcan artistement cachĂ© par des bouquets de fleurs. »
De nombreux peintres ont, par la suite, citĂ© et rendu hommage Ă Delacroix (Van Gogh bien sĂ»r, mais aussi les impressionnistes). Lâartiste qui Ă©tait lâauteur de La LibertĂ© guidant le peuple a ainsi confiĂ© le plus bel hĂ©ritage possible Ă ces successeurs. La voie de la libertĂ©, de la rĂ©bellion et surtout, de la passion. La lutte de Jacob contre lâAnge abrite comme une toile testament le message de Delacroix, lâimportance de lâĂ©motion, la dualitĂ© intĂ©rieure, la tension permanente nĂ©cessaire Ă la sublimation personnelle, mais aussi la beautĂ© et la puissance de la nature, car nâoublions pas que les deux acteurs de cette scĂšne biblique sont comme Ă leur tour Ă©crasĂ©s par la vĂ©gĂ©tation tortueuse qui les entoure, qui les domine puissamment⊠un autre sujet de dĂ©veloppement sur cette Ćuvre que je vous invite Ă dĂ©couvrir au dĂ©tour dâune visite Ă lâĂ©glise Saint Sulpice Ă Paris (Chapelle des Saints-anges).
Liens utiles & complémentaires :
Un article formidable sur le sujet : http://nezenlair.unblog.fr/2007/02/20/thibaut-la-lutte-avec-lange-de-delacroix-i-le-combat-solitaire/