La guerre de la Tablette n’aura pas lieu

Depuis quelques temps, les spĂ©cialistes du numĂ©riques osent parfois se lancer dans des prĂ©dictions un brin farfelues en espĂ©rant, tels des surfeurs dĂ©sespĂ©rĂ©s, de se retrouver miraculeusement sur la grosse vague qu’ils n’arrivent pas Ă  voir venir. RĂ©guliĂšrement, on annonce donc un affrontement entre le parc des pc portables (nous dirons laptop) et celui des tablettes (on dira tablette – rigolez pas, en grattant le « s » on gagne un signe par itĂ©ration du mot dans tout l’article).

Personnellement, ayant les deux, et en se basant simplement sur le baromĂštre des ventes, j’avoue convenir Ă  la pythie pro-tablette ; pour cause, mon laptop date d’il y a deux ans, et ma tablette d’une petite annĂ©e… Mais peut-on rĂ©ellement opposer les deux produits qui sont, l’air de rien, totalement opposĂ©s dans leur(s) fonction(s) et leur(s) usage(s) ?

À l’arrivĂ©e, tout dĂ©pend de ce qu’on fait en ligne, si on se situe simplement en tant que simple consommateur/acteur, ou si on dĂ©sire profiter de toute la puissance des activitĂ©s numĂ©riques Ă  notre disposition. En lisant ce jour une analyse pernicieuse car complĂštement subjective d’un promoteur de la tablette, commercial patentĂ© d’une grande marque de tĂ©lĂ©phonie mobile, je me suis demandĂ© jusqu’oĂč iront l’ivresse de l’innovation et la grandiloquence promotionnelle. Il y a surtout des parallĂšles qui sont pour le moins frappantes, notamment quand je lis que « selon les analyses d’IDC, on verra aussi les ventes mondiales de tablettes dĂ©passer les ventes de PC de bureau en 2013, et devancer en 2014 celles des PC portables » (article de la room.sfrbusinessteam.fr, lisible ici – mouais, je leur fais de la pub, car vu que je les critique, je leur dois bien ça !). Et pourquoi pas annoncer qu’il se vendra davantage de buches de noĂ«l que de Playstation 4, ce qui dĂ©montre bien la rĂ©volution technologique qui se cache derriĂšre cet Ă©vĂ©nement culinaire perpĂ©tuel ? La loi du benchmark est souvent celle du non-sens…

Dans le fond, le vrai sujet du dĂ©bat n’est pas l’adoption d’un support, mais bien l’Ă©volution des usages. Le problĂšme, c’est que le fantasme de tout expert marketing est de repĂ©rer prĂ©cisĂ©ment les mƓurs et us de sa cible, ce qui est malheureusement de moins en moins possible. Les supports et les interfaces se multiplient, les formats et les standards se diversifient au grĂ© des intervenants dans un secteur, Ă©conomiquement et potentiellement, en perpĂ©tuelle explosion. Ce qui a changĂ©, c’est certainement l’accĂšs au numĂ©rique qui a vu toutes les classes d’Ăąges et tous les profils socio-culturels rentrer dans l’Ă©quation. Ma belle-mĂšre me dĂ©montrait rĂ©cemment son gameplay et sa maĂźtrise des jeux on-line dont elle connaĂźt tous les secrets via sa page facebook, et je me rappelais avec amusement ce que la gĂ©nĂ©ration de mes parents pensait du jeu vidĂ©o il y a 20 ans de cela.

Apparemment, il a fallu toutes ces annĂ©es pour que les activitĂ©s ludiques numĂ©riques rentrent dans les mƓurs et ne soient plus considĂ©rĂ©es comme une dĂ©viance ou une quelconque perversion. Personnellement, j’en ai bouffĂ© des sociologues Ă  la petite semaine qui m’ont sorti le bon vieux complexe de Peter Pan pour expliquer mon inclination Ă  la bataille de pixels, ou une quelconque thĂ©orie quant Ă  un dĂ©sir d’Ă©chappatoire, de fuite, face Ă  la rĂ©alitĂ©. Et paf, maintenant qu’ils entassent des fruits et des lĂ©gumes Ă  l’horizontale et Ă  la verticale sur facebook, je reste pudiquement silencieux sans leur rappeler leurs funestes jugements. Oui, je suis trop bon.

À l’arrivĂ©e, la bataille des supports n’aboutira plus Ă  la suprĂ©matie d’un mĂ©dium en particulier, comme notre sociĂ©tĂ© l’a connue Ă  l’Ăšre de la tĂ©lĂ©vision. La tĂ©lĂ©vision, ou plutĂŽt la technologie cathodique, fut certainement le medium qui fut dotĂ©, durant un temps, de la plus grande capacitĂ© de concentration du public, ce que Foucault et son panoptique ont largement et brillamment illustrĂ©. Actuellement, nous vivons certainement la continuitĂ© du vieux fantasme de mobilitĂ© qui a pris naissance lorsque notre Ă©cran de tv Ă©tait lourdement fixĂ© au domicile, lorsque la seule fenĂȘtre sur le monde Ă©tait la bonne vieille lucarne. Cependant, les fenĂȘtres se sont dĂ©multipliĂ©es sans vraiment se faire concurrence, car elles offrent toutes des potentialitĂ©s Ă  la fois diffĂ©rentes et complĂ©mentaires. Il est certain que le marchĂ© va se subdiviser entre les diffĂ©rents mĂ©diums, mais il n’y aura pas encore de rĂ©volution dans la mĂ©thodologie du travail par exemple, qui nĂ©cessite une certaine ergonomie qu’un support purement tactile ne peut encore fournir. En songeant Ă  l’interface de Tom Cruise dans le Minority Report de Spielberg, je me rappelle Ă  l’Ă©poque m’ĂȘtre exclamĂ© comme cela devait ĂȘtre Ă©puisant de bouger ses bras dans tous les sens… En tant qu’ergonome, la premiĂšre exigence est souvent de casser les distances et faciliter les accĂšs, et la souris a encore de longs et heureux jours devant elle.

À moins qu’on arrive Ă  mettre au point un viseur optique, en remplaçant le clic par une injonction numĂ©rique traduisant directement une impulsion neuronale ? Ce qui est certain, c’est que le tactile n’est qu’une fausse rĂ©volution, la vĂ©ritable aura lieu quand nous n’aurons plus besoin de gestes pour interagir avec notre environnement… Il n’y a qu’un pas pour atteindre le fantasme Ă  la fois si pratique et si effrayant d’un univers entiĂšrement « connecté » (> plugged). Faire glisser un doigt sur une surface rĂ©active n’est quelque part qu’un tour de passe-passe, la nonchalance du geste n’Ă©tant pas forcĂ©ment accompagnĂ©e par la prĂ©cision que nĂ©cessitent certains travaux. C’est ce passage du manuel vers le pur cĂ©rĂ©bral qui inaugurera sĂ»rement une nouvelle Ăšre de l’information, car le conceptuel ne sera plus dĂ©formĂ© par la maĂźtrise de l’outil. Pour l’instant faisons joujou avec nos mĂ©diums portables, en exagĂ©rant toute petite incrĂ©mentation dans la pratique de nos usages, ce que Bernard MiĂšge a brillamment observĂ© dans ses trois volumes de ‘La sociĂ©tĂ© conquise par la communication’, que je vous invite Ă  dĂ©couvrir sans plus attendre en les commandant aux Presses Universitaires de Grenoble (et ils font mĂȘme du livre numĂ©rique !). Je me rappelle notamment ces digressions sur l’innovation, qui restent et resteront d’actualitĂ©, dans notre monde de chimĂšres et de strass. Seulement, le rĂȘve technologique qu’on nous vend, l’air de rien, commence un peu Ă  ĂȘtre datĂ©, voire vĂ©rolĂ© par toutes les logiques marchandes qui s’imposent au moindre de nos gestes ou actes numĂ©riques.

Laisser un commentaire