Bon… ce matin j’essaie de bosser mais il y a des fois où je suis dans des phases d’intenses turbinages intérieurs et c’est pas évident d’être bassement, mais pragmatiquement, productif. Avant de venir ici, j’ai réalisé un petit boulot de planification… mais à force d’écouter les analyses et les commentaires de la chose politique (ne pas mettre les médias en marche en bossant), une fois encore je viens me perdre dans ces horizons arctiques car voilà, créature de Frankenstein oblige.
J’écoute tout, comme toujours. La gauche, la droite, le centre mou, et tous ceux qui ne sont pas dans ces polarités mais bien dans le navire qui tangue, tangue, tangue, et qui n’a pas du tout fini de tanguer (ça va même très très secouer dans très peu de temps).
Nous en sommes à la phase des espoirs et des promesses, de la digestion des déceptions et des amertumes prophètes d’un avenir sombre. Mon petit point de vue c’est que de toute manière nous sommes dans une impasse, et plus profondément que simplement choisir un camp, nous nous retrouvons dans une impasse idéologique. Que ce soit à gauche ou ailleurs, tout repose sur des schémas archaïques où germent en eux-mêmes les semences du problème. Ce que tout un système promeut, le seul point du consensus qui nourrit la validation médiatique, c’est la nécessité d’un productivisme qui transforme l’individu honteux en travailleur glorieux. Il y a là la base d’une errance où il est facile, si tentant, de se perdre. Oui, il est si bon de participer à cette synergie collective, il est si bon de faire partie du corps avec la sensation d’en être un organe vibrant et actif. Oui, je sais, j’ai nourris mes propres chimères avec cette passion que je nourris pour le travail qui me pousse par ailleurs à écrire ces lignes plutôt que me distraire ou m’évader dans des activité ludico-productive (ça y est, j’ai décidé de me lancer dans l’écriture d’un ouvrage dont j’ai achevé le plan). Mais là, le (bon) vouloir ne va pas suffire. Nous nous écroulons sur nous-mêmes, nous nous agitons et nous remuons du vide pour le vide. Jamais nous n’aurons été dans une sorte de bavardage intense dans une tentation lancinante de l’obsession stérile. Y en a des obsessions qui reviennent dans les débats, par ailleurs : le méchant Mélenchon, la dette menaçante, le machiavéliste président, l’impuissance politique et économique, le reste du monde qui nous rappelle constamment à quel point nous sommes petits et si négligeables. Tout nous rappelle constamment que l’apocalypse arrive et que ça va être dur comme la pointe d’un diamant qui pète celui qui rutilait avant.
Il y a un petit bruit derrière tout ça, il y a un petit bruissement d’énergie et d’envie qui circule dans des petits canaux isolés mais qui commencent à s’irriguer entre eux. Dans ces corridors souterrains qualifiés souvent de complotistes par une bonne pensance très installée, il y a de l’ambition et quoi qu’on en dise une saine volonté. Des gens qui rêvent de leur pays, qui veulent retrouver le bonheur collectif comme but sociétal et politique. Des gens qui rêvent de justice et d’un mouvement qui tendrait non à tenir les meubles d’une baraque qui s’effondre, mais bien proposer un retour à l’ambition d’un pays qui se veut pays et non petit atome d’un tout qui le rend infime et dérisoire, qui le pille tout en le dénigrant consciencieusement. Hier soir j’écoutais donc la rencontre jubilatoire de Pierre-Yves Rougeyron du Cercle Aristote et Yohan du Canard réfractaire, arbitré par un Idriss Aberkane jovial. Bonheur de voir des bords se rejoindre non pour s’invectiver dans une logique binaire mais bien s’écouter pour se rejoindre dans une idée commune d’un avenir commun. Je sors, personnellement, rincé de ses élections législatives. Je parle à mes voisins, certains votant RN. Ce ne sont pas des fascistes, ce ne sont pas des salauds ou des racistes. Oui, je sais, ne sombrons pas dans l’angélisme, mon travers par ailleurs, il y en a car la haine pathologique est aussi réelle que la candeur coupable. Mais une fois encore réduire le débat à un combat manichéen avec la création très opportune d’un Front Républicain qui demeure en lui-même l’incarnation de la fracturation d’un peuple, est une errance insupportable. Cet abus de la référence historique pour asseoir une pensée vide, pour camoufler le manque d’inspiration, le besoin d’en trouver dans un passé qui nous a fait connaître l’hubrys ultime d’un conflit mondial particulièrement destructeur, est consternant.
Ce matin, un commentateur (sur Tocsin) évoquait la médiocrité du personnel politique. Soit. Qu’attendre dans une société de la jouissance qu’une succession d’apparatchiks qui jonglent avec le lexique de la sophistique élémentaire ? Il y a quelque chose de fascinant à voir ce combat pour la démocratie menacée par la bête immonde. Ils y croient les bougres, ils s’enfièvrent et s’angoissent en imaginant des défilés d’uniformes bruns dans des champs Elysées relayant l’imagerie d’une société napoléonienne croisée avec un fascisme du début XXème. Nous sommes dans un ancien monde qui meurt et nous emporte avec lui, comme l’écume prise dans un siphon implacable.
Outre Atlantique, un vieux monarque dévoile sa triste obsolescence, symbole involontaire et tragique d’un système incapable de lâcher prise. Là-bas aussi, il y a une stratégie du pourrissement. C’est sans nul doute la seule qui reste une fois tous les abus consommés. Quand tout est construit sur la base mouvante et mourante de l’exploitation d’autrui, les recours ne sont pas nombreux. J’ai abordé ici, à maintes reprises, la tentation de la verticalisation. Pour le coup, l’Histoire regorge de révélations quant à l’avenir de ce type de construction sociale… une tête malade ne rend jamais un corps sain qui comme une hydre pragmatique choisit un jour d’en changer. Dans l’espoir d’avoir enfin la bonne tête qui le guide et le nourrit au lieu de s’enfler à ses dépens. Il y a quelque chose de résolument pathétique, et il faut le dire, méprisable, que ce désir de jouir de ce que l’on extorque à l’autre. Il y a de la psychopathie et de la sociopathie a prendre tout en prétextant que celui d’en dessous, quoi qu’il en soit, ne le mérite pas. Comme le disait Georges Kusmanovic suite au résultat de ces élections, il y a de la fable de La Fontaine dans tout ça. La grenouille qui se veut plus grosse que le boeuf et tout ça.
Nous nous débattons dans des vieux schémas, nous nous suffisons des vieilles, si vieilles, modélisations. Le marxisme était une analyse brillante, il est vrai… même si elle était le suc d’un système qu’elle croyait dénoncer. Je sais, vous me direz que nous sommes de toute manière pris comme dans une toile d’araignée par le train aliénant de la globalisation. Ce n’est pas que la France qui subit tout ça, c’est bien le monde entier. Absolument tous les peuples sur le globe sont en train de subir un destin commun, une logique commune. Et quand un pays comme le notre, qui a pourtant tous les moyens d’une réelle autonomie, se met dans la triste position de la pure dépendance, que faire et que dire ? Que penser, que vouloir, que désirer, qu’espérer, sinon trembloter dans son coin en priant pour que les demains ne soient pas aussi terribles qu’on les annonce.
Ils le seront. Une fois la farce actuelle éventée, une fois les illusions des lendemains de cuite dissipées, le réveil sera brutal et dur. Pour beaucoup, c’est déjà le cas. Ce n’est pourtant pas une fatalité. Mais ça demande à chacun d’entre nous de résister, de ne plus accepter des règles et des visions du monde, et de nous-mêmes, qui nous aliènent et nous empêchent. De ne plus êtres des petits hommes (et femmes) réduits à une animalité consommée. Quand les peuples comprendront qu’ils sont traités comme du bétail, quand arrivera cette prise de conscience, les choses pourront changer. Mais pour cela, il est vrai que nous devons aussi ne plus endosser le rôle avec une docilité déconcertante. Une pensée pour tous ceux qui sont pris dans l’inertie implacable de l’apathie ou de l’inconscience. Je repense encore à cet argument d’une injustice parfaite délivré par ce qui est sacralisé dans nos sociétés comme le symbole de Justice (ce qui en soi est très révélateur) : la turpitude. Tout ce cirque est permis voire bâti sur cette idée, sur cette volonté, sur cette attitude. Que de passivité, que d’acceptation, que d’allant à valider les raisonnements toujours réducteurs des élites condescendantes, si coupables d’être indigne de leur position, de leur prétendu surplomb tant moral qu’intellectuel. Qu’attendre d’une société où la vanité n’est plus une honte mais une médaille ? Qu’attendre d’un système où l’indignité est dans la faiblesse et non dans l’expression d’une domination à la fois brutale et perverse ?
Vraiment, essentiellement, il faut remplacer le kratos par l’ethos. Nous devons vouloir ce changement, nous devons refuser cette sacralisation qui installe un monde figé, délétère et sans issu. Oui, il y a une révolution à faire, pas dans les rues, pas en surface, mais intérieure, profonde. Il faut repenser les bases, ne pas se contenter d’un but contraint à un système pré-existant, mais bien vouloir tendre vers une aspiration à la fois collective et ambitieuse. Une première brique à la grande et nouvelle bâtisse : la nécessité première de la Justice élémentaire et de la solidarité glorieuse. Ne pas limiter la philanthropie à un don financier déductible des impôts. Comprendre que toute richesse excessive ne se permet et ne se crée que dans la spoliation et l’acceptation d’une inégalité systémique.
Oui, je sais, c’est chiant, ça fait de la soupasse philosophique, mais c’est ça qu’il faut pour penser un monde meilleur. Les commentaires et les convictions personnelles ne feront que de la tuile de paille qui n’empêchera pas la grêle de tout casser. Le vrai défi repose peut-être entre la bestialité d’une société des émotions aussi fragiles et manipulable et celle d’une peuple rationnel qui ne s’interdit jamais d’interroger la moindre certitude qui crée les profondes inégalités qui le torture ? Quoi qu’il en soit, et en conclusion, les idéologies actuelles ne sont que des impasses : pour en sortir il faut peut-être aller au bout de la pente, il faut la dévaler pour en constater l’angle perfide. La France demeure le pays possédant symboliquement le capital nécessaire à l’élaboration d’un nouvel idéal. Mais il ne se fera pas en recyclant sans fin les modélisations d’un passé révolu, en se figeant dans une vision archaïque des sociétés humaines, condamnées à l’injustice et à la seule condition d’un « kratos » qui suppose implicitement un maître… et un soumis.