Un des modules de ce site m’a rappelé violemment, hier, que ça faisait plus d’un mois que je ne m’étais pas connecté. Beaucoup de boulot, une névralgie cervico brachiale qui m’a bien pourri la vie et qui n’est pas totalement réglée, et bien entendu le contexte social, économique et politique qui accapare beaucoup de mon attention. Alors ce matin, avant de m’y mettre, petit exercice sain d’écriture et de réflexion sur cette période à la fois passionnante et inquiétante de notre présent démocratique.
Depuis presque trois décennies, j’essaie de faire un peu de pédagogie sur le concept de la démocratie. Durant des années, je ne suis pas allé voter, à cause d’une petite anecdote qui avait fait sens… Chirac s’était vanté de sa légitimité avec son score au second tour face à JM Le Pen, et j’avais été à la fois dégoûté et contrarié de tant de roublardise. Dès lors, j’ai considéré le vote dans une démocratie représentative comme une vaste entreprise manipulatoire. Ce qui était né il y a longtemps de mon instinct, primal, de défiance et d’irrévérence, a évolué par la suite avec la progression de mon capital culturel. J’avais il y a plus de 30 ans l’ambition de comprendre ce monde, je ne voulais pas me contenter des réponses toutes faites, des idées préconçues, des a priori(s), des certitudes qui font que la plupart d’entre nous déambulent dans ce monde en se heurtant aux parois de la caverne davantage qu’en arpentant un chemin lumineux. Maintenant, alors que je vais fêter mon quinquanniversaire, j’y vois plus clair avec l’amertume, souvent, de ne pouvoir partager ma vision des choses. Hier, en discutant avec un proche, je me suis encore tu, et je l’ai laissé me régurgiter la paquet confectionné par l’arsenal médiatique qui alimente un narratif totalement décalé par rapport à la terrible réalité. Je n’ai pas agi par condescendance, ni par suffisance, et encore moins par lâcheté. Simplement, il ne m’est pas possible de détricoter, au fil d’une discussion, le tissu complexe d’une perception du monde complètement faussée.
Mon père est mort l’été dernier, un homme particulier avec qui j’avais une relation particulière. Nous étions loin du cliché de la relation qui tient du mentorat… mon père était un homme inspirant mais sans instinct paternel. Une de mes premières actions de ma vie d’adulte fut de comprendre et pardonner mon père. Grâce à ma mère, qui était une femme d’une générosité et d’une miséricorde magnifiques, j’ai pu le faire. Sans ses révélations, sans sa capacité à me confier les failles et les fêlures de mon père, j’aurais peut-être fini par lui tenir rancune de son absence, de ses silences, de son indifférence, de son désintérêt. Celui que je suis s’est construit dans l’ombre gigantesque d’un homme vraiment exceptionnel, à la fois immense et fragile. Il était taiseux, mutique, froid, campé dans cette élégance un brin affectée qui’il a malheureusement perdu dans sa vieillesse difficile. Le plus ironique dans tout ça, c’est que mes proches, mes enfants notamment, ne supportent jamais mes silences. Ce qui est rare pour eux était mon quotidien avec mon père.
J’aimais mon père, mais dès mon plus jeune âge, j’ai pris le parti de ne jamais lui faire de reproches, surtout celui d’être un mauvais père. Et pour cause, il ne l’a pas été, car en bien des choses il aura été généreux et présent… la caractéristique d’une génération qui vivant l’opulence, remplaçait le temps et la disponibilité, l’attention et le don de soi, par l’argent. Avec mon père je n’ai jamais manqué de rien… avec mon père j’ai toujours manqué de lui.
Un an avant sa mort, alors que des gens manifestaient en masse, pacifiquement, pour dénoncer les dérives du passe sanitaire, j’avais à peine effleuré le sujet avec lui au téléphone, qu’il m’a renvoyé, hystérique, une imprécation définitive : « Mais tu ne vas pas soutenir ces irresponsables !? ». Fin de discussion, raccrochage, moment de solitude personnelle, celle que j’ai vécu tellement de fois en sa compagnie. Tous ceux qui ont voulu me comprendre devraient déjà percevoir chez moi l’immense tristesse qui est née de cette distance, insoluble et définitive, entre mon père et moi. J’ai appris à me taire, à cacher ma révolte et ma colère, même si elles ont toujours été présentes en moi. J’ai appris à les juguler et à en faire un force, une source d’énergie. Mais avec la condition de ne pas m’égarer dans de vaines querelles. Malgré tout, toujours me reste l’aigreur du silence, la sensation de fuite qui naît toujours dans la tempérance. Céder à la colère c’est souvent sombrer dans l’hubris… Se garder de l’excès c’est ressentir la frustration de l’inaction.
Ces dernières années, j’ai énormément travaillé, et je ne parle pas seulement de cette hystérie productiviste qui fait les beaux jours de la propagande actuelle. J’adore bosser, j’en ai besoin, et la stimulation d’un quelconque maître d’oeuvre qui se prétendrait vital pour compenser ma turpitude ne m’a jamais été nécessaire. Je sais ce que j’ai à faire, et quand je ne sais pas, je me lance quitte à affronter des moments d’incertitude voire de solitude. Mais je parle aussi d’un point de vue réflexif et culturel. J’ai pris conscience, il y a quelques années, que j’étais moi aussi tellement la tête dans le guidon, tellement encouragé à faire n’importe quoi, à accepter n’importe quoi, que je me perdais, lentement, doucement, mais sûrement. Pour toute personne, il y a celui (ou celle) qu’on veut devenir, et celle qu’on devient. Je n’ai jamais pu rentrer dans une case, pas par désir de distinction, pas par puéril volonté de me sentir meilleur ou différent des autres. Je ne pouvais pas le faire, tout simplement. J’aurais essayé, j’aurais fait d’énormes efforts. Toutes mes réussites et tous mes succès, souvent notables, ne m’ont laissé qu’une impression amère. La sensation du nonosse en échange de la servitude. La vraie vanité qui se nourrit du regard des autres, souvent compensée, presque heureusement, par la dénégation et le mépris de ceux qui me refusaient les trophées. Dans cette société de la compétition permanente, c’est un peu ça le subtil piège : tout étant fait de croyances, c’est celui qui incante le plus qui souvent l’emporte. Les fameuses apparences, la tension permanente entre la posture et l’imposture. Le narratif. Vivre en société tient à mes yeux beaucoup à ça : choisir de participer, ou non, au narratif. J’ai longtemps rêvé, souhaité, attendu, ce moment d’échanges et de dialogue autour de tous les sujets qui font la vie. Presque toujours, ça n’aura tourné qu’à l’invitation à partager (ou non, encore), des certitudes.
Je suis paradoxalement un homme très heureux. Je sais, le dire, l’écrire, le prétendre, ça sonne toujours comme une incantation, une bravade, une prétention, voire une vanité de plus. Mais j’insiste, je suis heureux. Parce que ce bonheur repose sur des choses simples, sur ma capacité à m’émerveiller, depuis mon enfance, sur des choses d’une simplicité, d’une trivialité, affolantes. Le chant des oiseaux, hier après-midi, pendant que je bossais. Mes deux chats qui chahutent et me font rire. Mes enfants qui n’en sont plus, et que je prends plaisir à voir maintenant mûrir. Le ciel bleu, les arbres, la culture, la beauté des êtres que je croise, la bonté que je sens en eux, l’humanité vibrante qui à la fois m’émeut et me désespère souvent. Je vieillis, la majorité des gens que j’aimais sont morts, et pourtant jamais je ne me suis senti aussi vivant et en paix avec moi-même. Alors souvent, j’écris un commentaire sur les réseaux sociaux, puis au moment de l’envoyer, je l’efface. Ce n’est pas de la fuite, ce n’est aucunement de la lâcheté, je peux fièrement dire que ce qui se passe maintenant, je l’avais exactement prédit et annoncé. Et alors ? Je n’ai même plus envie d’avoir raison, je veux juste ne plus me perdre dans des batailles et des conflits inutiles.
Le chaos actuel est consciencieusement organisé. Il y a plus d’un an, j’avais écrit dans un commentaire que tout système vertical ne peut s’appuyer, à terme, que sur le contrôle et la répression. Après, ce qui me semble le plus absurde dans tout ça, c’est l’idée que cela puisse suffire et surtout, perdurer. J’écoute les analyses, ceux qui psychologisent, ceux qui préconisent, ceux qui prophétisent, et souvent ce qui me frappe c’est la difficulté de prendre de la distance, de s’abstraire de ses propres certitudes. Je me suis toujours considéré comme un homme romantique, au sens le plus pur du terme (sans le réduire à une vignette de stratégie commerciale), et je suis frappé par la volonté des forces dominantes à maintenir le peuple dans l’enclos des émotions et surtout par l’acceptation de celui-ci à l’accepter voire le souhaiter. Ce jeu dangereux de la manipulation, quand tu t’appuies sur les réactions pour contrôler ton interlocuteur. Dangereux car l’émotion fait naître parfois l’excès, l’acte inconsidéré, le moment de folie.
D’où le point d’interrogation à la fin du titre de ce billet du premier avril 2023 : « Battu par chaos ? ». Reste à savoir qui le sera, car comme le dit ce proverbe que j’ai toujours aimé car si poétique : « qui sème le vent récolte la tempête ».
Et mon esprit facétieux, et ce moi intérieur goguenard qui me glisse alors que j’écris ces lignes, d’écouter « Comme un Ouragan » de Stéphanie (de Monac’).
Je vous l’ai dit, je suis bien malgré moi un homme heureux.