Hier, sortie de The Grandmaster, un film de Wong Kar-Wai, que je me suis empressé d’aller voir, étant fan de film d’arts martiaux depuis ma plus tendre enfance et les roulements d’épaules de Bruce Lee. Belle surprise à l’arrivée, pour un film dépassant largement le genre que son titre et tout le matériel de communication annonçaient fiévreusement. Rien que l’affiche du film est en soi un beau trompe-l’œil de ce que réserve réellement l’intrigue, davantage concernée par les passions humaines que par les performances martiales.
Annoncé comme un biopic du fameux Yip Man, maître du petit Dragon, j’avais déjà vu sur le sujet les deux films de Wilson Yip sortis avec Donnie Yen (Ipman 1 & 2), qui étaient à mon sens deux très agréables films d’arts martiaux (comprendre dans ce générique qu’on parle d’une histoire lambda prétexte à de beaux pugilats, avec un héros gagnant à la fin par la force de ses poings. Yatta !). Il y a d’ailleurs des choses à dire sur les trois films, en osant la comparaison avec la politique actuelle de la Chine. Notamment la dénonciation, plus ou moins haineuse, envers l’occupation japonaise qui a profondément marqué ce pays, et le respect mesuré pour l’envahisseur anglais, incarnant une forme de capitalisme inévitable qui est toujours prophétisé de manière sibylline comme une voie à suivre (en fait, point d’anglais dans le film de Wong Char Kai, mais une constante invitation à aller de l’avant et à diffuser le savoir – mentalité antagoniste avec l’idée véhiculée auparavant d’une Chine ne voulant pas s’ouvrir au monde). Mais si ces opinions sont fortement marquées dans les films de Wilson Yip (les japonais n’ont jamais été aussi répugnants de perfidie, et les anglais sont tous soit corrompus soit vaniteux), avec un message permanent rappelant l’importance de l’union et de la force populaire, ce n’est pas le cas du film de Wong Char Kai, qui évoque souvent les faits historiques avec une franche volonté d’apolitisme. Ok, les japonais ont envahi la Chine, mais c’est surtout la guerre qui est évoquée en filigrane. Absolument rien sur les événements politiques qui vont amener le pays à se scinder, et encore moins sur l’avènement du communisme de Mao. C’est essentiellement la tare de ce film, qui prétend réunir les éléments nécessaires à la réalisation d’un biopic honnête, en finissant finalement par opter pour l’ellipse ou l’euphémisme. Ce principe, comme d’autres, pourront irriter certains. Car à l’arrivée, le film n’est ni vraiment un film d’arts martiaux, ni un film d’action, pas plus qu’un réel biopic, et encore moins une épopée historique. Mais passé le désir basic de classification et accepté la volonté poétique et symbolique du réalisateur, force est de constater que Wong Kar-Wai nous livre un film magnifique.
A l’évidence, le film a été réalisé comme une suite de tableaux, qui prend la Chine et sa culture millénaire comme argument principal.
Le principe est éloquent lorsque Gong Er invite Yip Man, avec un plan fixe dans lequel les deux duellistes se regardent sans échanger une parole, tandis qu’une hétaïre en arrière plan joue de sa cigarette et de la fumée qu’elle produit. Il y a dans les images de cette scène, un peu de l’école hollandaise, avec ces personnes saisies dans des moments de la vie, qui dans leurs gestes ou leurs attitudes incarnent ou dévoilent des émotions ou des sentiments particuliers. La force et l’observation pour Yip Man, la noblesse et la dignité pour Gong Er, la luxure et la malice pour les femmes à l’arrière plan, qui observent la scène. Le film est ainsi un défilement de scènes prétextes à la formation de micro-univers, de véritables saynètes visuelles, qui composent dans leur ensemble un opéra à la fois baroque et précieux sur une Chine du début du XXème siècle, vouée à se transformer et à changer… de gré ou de force.
De l’art de la métaphore et de l’ellipse
Car si le film débute comme les énièmes ersatz de la baston, par un vieux maître songeant à se retirer avec un ultime combat, le réalisateur va jouer avec ces archétypes pour tenter d’aller plus profondément sur le sujet de l’art martial, mais également pour tenter une exploration psychologique et culturel de son pays. Toutes la richesse culturelle est ainsi soigneusement et abondamment montrée, par la beauté des lieux, par la variété des sons et des chants, par les trésors de convention que la première partie du film met en avant. Même les combats sont emprunts de délicatesse, et tiennent plus de la danse savamment chorégraphiée que de la mêlée sauvage. Et c’est dans le combat que se trouvent une grande part de la communication entre les personnages ; c’est bien dans les gestes, les coups, les esquives et les feintes que se créent des dialogues complexes et riches de signification, comme par exemple le combat entre Gong Er et Yip Man, tumulte passionnée qui tourne à la parade amoureuse entre deux êtres incapables de communiquer sans le vocabulaire de leur art martial. Les deux combattants, qui tantôt se regardaient face à face sans rien dire, se révèlent d’une loquacité belliqueuse au moment de démontrer leur science martiale.
A la manière des cowboys vengeurs d’Il était une fois dans l’Ouest d’Ennio Morricone, les artistes martiaux de Wong Kar-Wai sont prisonniers d’eux-mêmes, et bien que pressentant le changement qui s’annonce, se révèlent incapables de récuser leurs valeurs et leur honneur. Il y a de la malédiction dans la manière dont ils sont condamnés à percevoir la vie, obligés de considérer un héritage aliénant face aux choix que le nouveau monde, celui du XXème siècle, leur propose. Gong Er se voit constamment rappelée la possibilité de vivre une existence en tant que femme en subissant la tyrannie de lois ancestrales la condamnant inexorablement à la solitude. Yip Man ne peut vivre que dans l’honneur, refusant de la nourriture pour que peu de temps après, on évoque la mort de ses deux filles, par inanition. Ma San ne peut que voler un héritage que son statut d’enfant trouvé lui interdit, pour se le voir une dernière fois confisqué par Gong Er. Enfin, la Lame, personnage mystérieux et qui suscite la plus grande interrogation du film, ne peut que revenir à des affrontements de force tandis qu’il souhaiterait juste vivre sa vie, loin des combats. A l’arrivée, aucun grand destin ne se dessine finalement de toutes ces figures héroïques. Au contraire, il y a le sentiment d’une incapacité à s’intégrer dans les enjeux nouveaux, à véritablement mesurer l’importance du changement à venir.
Les éléments et les saisons
Le film nous montrent ainsi les protagonistes principaux, comme autant de figures mythologiques, vivant parmi les hommes, mais condamnées à la solitude et à la distance. Yip Man est ainsi en permanence indolent face au monde qui le presse, presque insouciant et incapable de s’impliquer véritablement dans les combats à mener. Qu’il remporte essentiellement par une position neutre, qui lui assure une sérénité clairement qualifiée en supériorité, mais qui à la fin l’enferme dans une sorte de passivité. Le premier combat, sous la pluie, est une excellente métaphore de son parcours dans ce film ;
protégé par un stetson presque incongru, car vecteur d’une culture éminemment occidentale, il remporte dès le début du film un combat dont on ne comprend pas vraiment les implications ni l’origine. La pluie qui tombe à verse ne lui touche jamais le visage, et la souffrance semble une émotion qui ne peut l’atteindre. Il ne démontre jamais aucune passion, ni au cœur d’un combat, ni pour sa femme, ni pour Gong Er, qui lui confie son trouble. Gong Er, révélation de ce film, magnifique personnage féminin, princesse intégrale, dans son corps comme dans son âme, reine de glace qui tourbillonne dans la neige. Et si la pluie ne parvient pas à toucher Yip Man, la glace, qui en est proche, ne peut pas davantage lui faire connaitre la brûlure du froid.
L’ardent Ma San, ou le bien-nommé la Lame (ndr : à ne pas confondre avec le Francis du presque même nom), sont autant de symboles d’éléments naturels qui se rencontrent, parfois s’opposent, parfois se trouvent, mais qui jamais ne peuvent coexister. Le film passe ainsi d’années en années, se risquant parfois à de petits flash back, au rythme des saisons et des conditions météorologiques. La nuit, la pluie ; le jour, le vent ; le soir, la chaleur de la gare ; le crépuscule, une exhalaison d’opium. Alors que le spectateur attend le moment clé, le fameux Kairos qui verra le héros justifier par un acte majeur toutes les petites inflexions de son existence, le film se termine sur cet amoncellement d’années et de petites perditions. « Horizontal, Vertical », la petite punchline minimaliste, aux allures de dictons de papillote, qui définit la simplicité et la sobriété que le héros tire de son art autant que l’issue d’un combat, est finalement la morale du film. Un message qui, peut-être, illustre la Chine du XXème siècle, malmenée par les guerres et les querelles internes, parvenant difficilement à s’adapter à la modernité. Mais toujours debout, et cette fois prête à avancer dans ce nouveau millénaire, ayant compris les enjeux de la mondialisation et l’impasse de l’autarcie.
The Grandmaster est donc un film en tout point surprenant, hybride, jouant dès le début un poker menteur qui peut trouver ou non son public. Celui qui aime les coups de savate et les arrachages de poils sera sans nul doute déçu ; par contre, celui qui aime la poésie, la finesse, la délicatesse, et qui est prêt à reconnaitre et savourer la beauté millénaire de la culture chinoise, ne peut que sortir enchanté de la séance. De l’émotion, une structure qui évoque l’ambivalence du taoïsme en évitant les pièges du manichéisme et les résolutions (heureuses) hollywoodiennes, font du film de Wong Kar-Wai un petit bijou empli de mystères : finalement qui est le Grandmaster du titre ? Et quid de la Lame, ce personnage qui apparaît fugitivement, dévoilant des talents martiaux rivalisant avec le dit héros du film, pour finalement… finir barbier à Hong Kong ?
De cette imposture initiale, le film paie peut-être son dû. Les choix de Yip Man sont parfois choquants, voire inexplicables (séparation avec sa femme sans clarification, le contexte politique avec la scission interne à la Chine (Hong Kong) étant simplement ignore), et le coté biopic semble carrément anecdotique. Par la volonté de créer un personnage légendaire, symbolique, au détriment de la vérité parfois dure à vendre dans nos sociétés politiquement correctes (apparemment, Yip Man était un gros consommateur d’opium), le film perd sûrement de sa force et de sa caractérisation. A l’arrivée, et cela explicite le titre de cet article, l’impression forte que la véritable star du film soit Gong Er prend le spectateur à la gorge et aux tripes. Fendant le récit comme une lame impitoyable, elle est une véritable princesse de Chine, et comme elle le dit clairement à un moment clé du film, l’intervention divine, c’est elle. Femme noble et pure dans un monde d’hommes corrompus et veules, elle incarne avec force le paradoxe d’une nature à la fois combattive, respectueuse, intègre, et éminemment romantique (la lettre qu’elle écrit à Yip Man en étant la démonstration).
L’article wikipedia sur le film the Grandmaster de Wong Kar-Wai.
Le site officiel du film the Grandmaster de Wong Kar-Wai.
Acteurs principaux :
- Tony Leung as Yip Man (Ye Wen)
- Zhang Ziyi as Gong Er
- Song Hye-kyo as Cheung Wing-sing (Zhang Yongcheng)
- Chang Chen as « The Razor » Yixiantian
- Zhao Benshan as Ding Lianshan
- Wang Qingxiang as Gong Yutian
- Zhang Jin as Ma San