Et le paradis blanc ?

Lorsque j’ai crĂ©Ă© ce blog il y a maintenant plus de 10 ans (et oui), j’avais un tout autre Ă©tat d’esprit que celui qui m’anime Ă  l’heure d’aujourd’hui. Mais, mais, dĂ©jĂ , il rĂ©pondait Ă  un instinct trĂšs ancrĂ© en moi, la conscience d’un absurde que Camus a si parfaitement dĂ©crit, et dont j’ai trouvĂ© l’Ă©cho romantique dans la trĂšs belle chanson de Michel Berger, « Paradis blanc ». Le nom mĂȘme de ce blog faisait rĂ©fĂ©rence, sans se cacher, Ă  cette thĂ©matique de cet ailleurs loin de tout, loin des hommes surtout, oĂč le silence et la solitude deviennent un oasis salutaire pour se ressourcer, pour rĂ©flĂ©chir, pour se poser un peu comme j’aime Ă  le dire trĂšs souvent.

La chanson de Berger débute ainsi :

Y’a tant de vagues et de fumĂ©e
Qu’on n’arrive plus Ă  distinguer
Le blanc du noir
Et l’Ă©nergie du dĂ©sespoir

Il n’y a pas si longtemps que ça j’ai traĂźnĂ© en ligne pour voir s’il y avait des interprĂ©tations inspirĂ©es de ce texte qui dĂšs son commencement, affiche sa rĂ©elle thĂ©matique. Les divers commentateurs demeurent souvent dans un littĂ©ralisme trĂšs simpliste qui me consterne toujours, car mĂ©canique et scolaire comme le ferait le robotique Ă©lĂšve dans un processus analythique qui prĂ©fĂšre la technique Ă  l’art… Aucun de mĂ©moire ne perçoit le dĂ©sespoir tranquille, ou la dĂ©sespĂ©rance mĂ©lancolique, au choix, de Berger. Personne ne prend le temps de remonter le temps, de replacer l’artiste dans son parcours, dans l’histoire de sa propre vie… « Paradis blanc » sort sur les ondes en 1990, deux avant la mort de l’artiste Ă  l’Ăąge de 45 ans. PrĂ©monitoire, comme la chanson sublime et oubliĂ©e de Balavoine, « Partir avant les miens » ? Ou, comme je le pense sans pouvoir l’Ă©tayer davantage, la trace d’une usure sensible sur une belle Ăąme, sur un noble esprit, qui aura cru aux grandes luttes, Ă  la Justice, Ă  ce bien qui naĂźt dans la sociĂ©tĂ© humaine pour s’Ă©tablir comme un but inĂ©luctable, comme une destinĂ©e Ă  accomplir ?

Le monde d’aujourd’hui est malheureusement la dĂ©nonciation de cette naĂŻvetĂ© qu’il n’est plus possible de manifester, en partageant cette fausse croyance qu’est cet humanisme benĂȘt, incapable de voir la rĂ©alitĂ© des horreurs qui dĂ©jĂ , bien avant l’an 2000 et la course folle de l’ultra-libĂ©ralisme, Ă©tait pourtant un fait incontestable difficile Ă  ignorer sans faire preuve d’une complaisance coupable. Je ne prĂ©tendrais pas, Ă  mon Ăąge moyennement avancĂ©, d’une conscience prĂ©coce, d’un gĂ©nie moral qui m’aurait Ă©clairĂ© toute mon existence. J’avais la gĂȘne, ces moments de clairvoyance, qui me faisaient voir les toiles d’araignĂ©es dans les soubassements de ma perception, de ma rĂ©ification du monde. Cette ironie qu’est la rĂ©alitĂ©, soit notre conception, notre confection personnelle, ce point de vue condamnĂ© Ă  rester celui, tel le gardien de prison de Michel Foucault, confortablement installĂ© dans sa tour panoptique, se retrouve embourbĂ© dans son spectacle direct, se limitant alors Ă  cette subdivision illusoire des rĂŽles, cet arrangement trĂšs factice que devient l’univers limitĂ© Ă  un pĂ©rimĂštre cognitif particuliĂšrement restreint. J’avais des alarmes puissantes qui souvent m’empĂȘchaient de sombrer dans la lĂ©thargie morale, les plus puissantes Ă©tant les horreurs de la seconde guerre mondiale, mais surtout les deux bombes atomiques amĂ©ricaines larguĂ©es sur des « objectifs » civils. La diffĂ©rence notable entre les deux Ă©tant la diffĂ©rence de traitement : car la frappe nuclĂ©aire amĂ©ricaine est validĂ©e par les livres d’Histoire, elle est citĂ©e, acceptĂ©e, peu discutĂ©e, adoptĂ©e comme une solution viable et justifiĂ©e, ce qui rajoute Ă  l’abomination un dĂ©goĂ»t et une indignation qui encore aujourd’hui me hantent chaque jour qui passe. AprĂšs, peut-ĂȘtre que les livres d’Histoire d’aujourd’hui font le taf, je ne me rĂ©fĂšre qu’Ă  mon expĂ©rience d’Ă©colier… mais dans ce narratif qui chaque jour se veut trĂšs, trop, complaisant avec l’alliĂ© amĂ©ricain, je n’ai guĂšre d’espoir.

Des millions de juifs exterminĂ©s dans des conditions qui toujours me feront venir les larmes aux yeux est un crime contre l’humanitĂ©, sa dĂ©plorable, sa dĂ©testable, son horrible, quintessence. Mais 200 000 japonais atomisĂ©s ou rongĂ©s par les radiations c’est une performance dans l’abomination, dans l’efficacitĂ© mise en oeuvre dans l’horreur qui Ă  la fois me rĂ©volte et me sidĂšre. Dans les livres d’Histoire, Ă  dĂ©faut de justice, impossible Ă  obtenir, il est traitĂ© avec sĂ©rieux et justesse du cas du peuple juif, une balafre sur le visage de moins en moins souriant de notre sociĂ©tĂ© « europĂ©enne ». Par contre jamais les actes de l’Oncle Sam ne sont considĂ©rĂ©s comme des crimes contre l’humanitĂ©, mĂȘme ceux plus rĂ©cents qui ont eu lieu en Irak. Et pourtant, pour revenir Ă  Nagasaki et HIroshima, Ă  l’instar du conflit qui a lieu actuellement au proche Orient, il y a les mĂȘmes paramĂštres : objectifs civils, violence barbare, dĂ©vastation, cruautĂ©… gratuitĂ© mĂȘme quand on considĂšre, un instant, la situation du Japon quand les deux bombes font leur triste office. Nous avons donc, avec la Shoah un crime contre l’humanitĂ©, avĂ©rĂ©, reconnu, identifiĂ©, dĂ©plorĂ©, expliquĂ©, clarifiĂ©… et pour les deux villes japonaises un acte de guerre qui en soi (car « de guerre ») justifierait son horreur intrinsĂšque.

Souvent, quand j’essaie d’expliquer mon point de vue Ă  mes contemporains, si loin de mes vaines considĂ©rations existentielles, je dis sommairement que le monde dans lequel je vis depuis mon enfance est celui oĂč on a balancĂ© deux bombes atomiques sur des innocents de maniĂšre totalement gratuite et cruelle. GĂ©nĂ©ralement, ça ne suscite qu’un intĂ©rĂȘt poli ou mieux, une indiffĂ©rence immĂ©diate, un peu comme si quelqu’un dĂ©clare ne pas supporter les mouches, ce qui s’entend mais ni ne se discute ni ne mĂ©rite un semblant d’intĂ©rĂȘt. Et pourtant, et pourtant… de la discussion sur nos sociĂ©tĂ©s dĂ©mocratiques qui se veulent l’apex d’une Ă©volution systĂ©mique progressant constamment dans la recherche du bonheur gĂ©nĂ©ral, ce point est essentiel. Ignorer l’horreur de Nagasaki et d’Hiroshima c’est construire sur un bourbier moral qui ne peut que ruiner la construction finale. C’est ignorer qu’il y a quelque chose de pourri au royaume du Danemark.

Je suis la discussion mĂ©diatique sur le conflit israĂ©lo-palestinien avec une sidĂ©ration qui ne cesse de s’alimenter au fil des Ă©changes, au fil des questions, au fil des constats comme des indignations. Une sidĂ©ration qui tient davantage du dĂ©pit que de la stupeur… Un bel exemple, la lutte sĂ©mantico-morale sur la graduation, sur la hiĂ©rarchie entre le crime de guerre et l’acte terroriste. Oui, je sais, derriĂšre ce fin distingo, l’enjeu est comme toujours la dĂ©signation d’un autre Ă  haĂŻr, d’un camp Ă  choisir, d’un ennemi Ă  combattre et d’un alliĂ© Ă  soutenir. Hier, j’entendais le score du match perpĂ©tuel de ce sport intensivement pratiquĂ© qu’est la guerre, la violence brutale, armĂ©, lĂ©thale, appliquĂ©e comme seule ressource dans la gestion des conflits interhumains : 100/3000. Je sais, c’est brutal Ă©galement de ma part de parler ainsi, de rĂ©duire les ĂȘtres Ă  des nombres, et j’abuse un peu pour provoquer la consternation de l’ĂȘtre Ă©veillĂ© qui me lira. Pourtant comme le rĂ©pĂštent souvent les intĂ©gristes du libĂ©ralisme dĂ©complexĂ©, « les chiffres ne mentent pas » et si, personnellement, il m’est impossible de choisir un camp sans condamner l’autre, je n’ai plus que cet indice pour mesurer l’horreur des choses, la violence des actes.

Je vis depuis ma naissance dans un monde oĂč « Y’a tant de vagues et de fumĂ©e / Qu’on n’arrive plus Ă  distinguer / Le blanc du noir / Et l’Ă©nergie du dĂ©sespoir ». Depuis ma naissance, je subis les ricaneurs et les rĂ©ducteurs de point de vue, ceux qui ont tout compris en deux trois formules souvent aussi cruelles que dĂ©sinvoltes, aussi connes que moralement dĂ©testables. Il faut discuter des choses pour en saisir les contours sans se laisser abuser par une silhouette conditionnĂ©e par la pauvretĂ© d’un point de vue qui n’est souvent qu’un instant T, aussi fugace que fragile. Prendre le temps de rĂ©flĂ©chir, de considĂ©rer les choses, pas aussi longtemps que ça par ailleurs, mais ne pas sombrer dans la facilitĂ© des Ă©motions instrumentalisĂ©es, commanditĂ©es presque, par ceux qui toujours n’ont que cette stratĂ©gie bĂȘte et effrayante de diviser pour rĂ©gner, en agitant les bas-instincts, en intimant de choisir un camp avec un surplomb moral sans aucune lĂ©gitimitĂ© Ă  le faire, par ailleurs.

Une chanson en rĂ©pondant Ă  une autre, j’ai envie de citer « Liebe » de Laurent Voulzy qui dĂ©finit mon humeur ce matin…. « Quelle idĂ©e pomme / Chanter l’amour des hommes / Paix sur la Terre / C’est rĂąpĂ© / C’est du gruyĂšre »… Mais comme souvent avec Voulzy, c’est tendre et c’est doucement romantique et lĂ©ger, au milieu des vagues et de la fumĂ©e, ça fait comme un oasis, comme une zone arctique dont j’ai rĂ©solument besoin pour ne pas dĂ©sespĂ©rer Ă  mon tour.

Coeur de verre
On peut tout me voir Ă  travers
Que je suis naïf et que j’espùre
Des baisers bleus pour l’Univers

Ris, rieur
C’est ma chanson mon lieder
C’est ma BlĂ©dine d’enfant de chƓur
Paix sur la guerre, paix dans les cƓurs
Lieber Mann
Liebe Frau

Comme rien faire,
Comme dans l’eau tu jettes une pierre,
Comme y a une reine d’Angleterre,
Rien ne sert à rien dans l’Univers

Pourtant, elle, d’Allemagne,
Elle m’écrit, elle me rĂ©clame
Une chanson douce comme une palme
Paix sur la guerre, paix dans les Ăąmes

Comme elle est conne cette priĂšre chewing-gum
(Liebe nur um zu lieben)
Quelle idée pomme
Chanter l’amour des hommes
Paix sur la Terre
C’est rĂąpĂ©
C’est du gruyùre
Du gruyĂšre